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regardez, presque avec crainte, ces arbres sombres comme la nuit, hautains, rigides, impénétrables à la lumière et même au vent qui les courbe sans les effeuiller, insensibles aux saisons, orgueilleux et toujours pareils, se dressant vers le ciel en une attitude hostile et raidie, indifférens à tout ce qui vit autour d’eux. Et cependant, par-dessus les murs du palais, ils ont vu Vérone frémissante s’exalter dans la joie du triomphe ou agoniser sous le piétinement du vainqueur. Mais, sentinelles inconscientes, ils n’ont pas gardé le souvenir. Ils n’ont fait que jouer leur rôle décoratif. Ils se sont bornés à vivre, solitaires et stériles. Nous les admirons, nous ne les aimons pas.

A mesure que l’on monte, on découvre mieux la ville et la plaine, cette plaine où Constantin défit l’armée de Maxence, où Théodoric fut vainqueur d’Odoacre, où Charlemagne porta ses pas victorieux. De la terrasse supérieure, le guide indique avec émotion le champ de bataille de Custozza et la tour de Solférino, la Spia dell’ Italia, d’où les soldats autrichiens surveillaient l’ennemi et qui, maintenant inutile, ne domine plus que des terres libres. Il est peu d’endroits au monde où l’on se soit plus souvent battu que sur les bords de cet Adige que nous voyons déboucher avec impétuosité de la longue vallée où il a été enserré et qui, comme las d’avoir suivi si longtemps une ligne droite, se replie sur lui-même en une double courbe élégante et souple. D’ici on se rend compte de l’admirable position de Vérone qui, au pied des Alpes, encerclée et défendue par le large fossé torrentueux, commande la plaine vénitienne et garde l’accès de la Lombardie.

La vue est à peu près la même que du château Saint-Pierre. Vérone s’étale avec ses tours et ses clochers. Le haut mur des Arènes projette une ombre démesurément allongée. Le dôme de San Giorgio in Braida rutile aux derniers rayons du soleil. Les briques du vieux pont des Scaliger semblent teintes de sang coagulé. Les quais de l’Adige ont des tons rouge sombre comme la peau brûlée des mendiantes de Naples. Le fleuve impétueux se devine d’ailleurs plus qu’il ne se voit ; par places, il luit ainsi qu’un bouclier damasquiné, tel que l’a dépeint Carducci :


Tal mormoravi possente o rapido
sotto i romani ponti, o verde Adige,
brillando dàl limpido gorgo,
la tua scorrente canzone al sole.