Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/735

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pourvu de deux domiciles ; l’un, au quartier du Palais-Royal, rue des Bons-Enfans ; l’autre, dans la rue Saint-Hyacinthe, à quelques pas du Luxembourg. Affairé, il n’usait pas son temps à courir les brelans ou les nymphes ; ses journées se passaient laborieuses, et, la nuit, il ne chômait guère : une galante émigrée, sa compagne de route, égayait le double logis. Il ne se cachait pas. Sans souci du mouchard, le bonhomme exhibait, par les rues, sa coiffure à la perroquet, l’énorme monument de sa cravate blanche, les magnifiques breloques rutilant sur son estomac… Mais pourquoi le « Bon Louis » se fût-il caché ? Libraire, il voyageait pour raison de commerce ; son séjour à Paris se pouvait aisément expliquer. Possédant, à l’en croire, des fragmens inédits de Rousseau, toute une prose éloquente, Fauche les apportait à un éditeur, Fauche offrait un régal aux philosophes de France. Aussi, durant le jour, voyait-on ce bienfaiteur des lettres installé, rue de Tournon, dans le magasin de son ami Bossange. Il y recevait des visites, dissertait sur Jean-Jacques, expliquait l’harmonie des phrases cadencées et ternaires, se pâmait sur les prosopopées, exaltait ce génie qui naît, spontané, sur les bords du Léman ; bref un lettré, un pur lettré ! Mais à la brune, métamorphose du personnage : ce lettré laissait là sa littérature, le naturel lui revenait au galop, et l’incorrigible intrigant se reprenait à intriguer.


Ayant acheté Pichegru, il voulait acquérir Moreau : difficile entreprise. Un soir, le racoleur du Roi s’était donc glissé Petite rue Saint-Pierre, dans la vaste et sombre maison qu’habitait la citoyenne Hulot.

Belle-mère du général, cette femme en était le mauvais génie. Hautaine et despotique, elle exerçait une déplorable autorité sur son gendre, mari déjà grison et fort épris de sa jeunette épouse. Il l’aimait d’un amour jaloux ; or l’Arnolphe qui aime commet bien des sottises. Impérieuses, et de mauvais conseils, la fille et la mère le faisaient souffrir ; il retrouvait en son hôtel les émotions du champ de bataille. Mme Hulot jalousait Joséphine, créole comme elle, mais plus jeune et beaucoup plus jolie ; elle exécrait aussi Bonaparte. Le Consul, d’ailleurs, ne la ménageait guère. Dans les causeries de la Malmaison, il criblait cette envieuse de grossières épi grammes, bons mots dont s’amusaient ses familiers, et qui sentaient le corps de garde. On les colportait ; de