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trop sublime pour que mon cœur, faible, déchiré, puisse y atteindre, mais il en comprend une plus terrestre, bien qu’elle lui semble difficile encore : Heureux ceux qui s’immolent à ce qu’ils aiment. » Et dans la crainte que cette relation, dont elle était si heureuse, ne fît quelque tort à Lamennais ou ne devînt tout au moins un embarras dans sa vie, elle en acceptait le complet sacrifice. Il fallut que Lamennais lui expliquât que l’abbé Carron n’en demandait pas tant. En effet, si Lamennais ne retourna pas à Cernay, ils continuèrent de se voir, comme auparavant, à Paris, soit aux Feuillantines, soit rue Saint-Lazare où demeurait Mme de Lacan, et dans l’intervalle de ces visites, d’assez fréquentes lettres s’échangeaient entre eux.

Au cours de cette même année 1819, leur relation fut encore traversée par un autre orage dont Mme de Lacan fut un peu responsable. Habituée de longue date à mettre en commun avec Benoist d’Azy ses préoccupations religieuses, nous avons vu qu’elle lui avait fait part de l’impression produite sur elle par la lecture de l’Essai sur l’Indifférence et de son entrée en relations avec Lamennais. Dans les lettres qu’elle lui écrivait à cette époque, elle transcrivait même de longs passages des lettres de Lamennais[1]. Souvent aussi elle montrait à Lamennais les lettres de Benoist d’Azy. Elle voulut aller plus loin et les mettre en relation directe, tenant à ce que son ancien et son nouvel ami se connussent et s’aimassent. Elle n’y réussit que trop à son gré. Leur rencontre eut lieu dans son salon, et, dès le premier abord, Lamennais se prit pour Benoist d’Azy d’une affection, qui alla bientôt jusqu’à l’engouement. Il n’y a pas trois semaines qu’ils se sont rencontrés pour la première fois et déjà Lamennais se plaint de ne pas le voir tous les jours. Quand il ne peut pas le voir, il lui écrit des lettres où se trahit tout ce qu’il y avait, dans cette nature violente, à la fois de fougue et de tendresse[2]. On comprend que Mme de Lacan ait souffert de cet engouement. Elle paraît avoir été jalouse à la fois de la place prise par Benoist d’Azy dans le cœur de Lamennais, et de la place prise par Lamennais dans le cœur de Benoist d’Azy. Avec sa nature exigeante et ardente, elle se crut sacrifiée et se répandit en plaintes dont on trouve l’écho dans les lettres de

  1. Quelques-unes des lettres de Mme de Lacan à Benoist d’Azy ont été publiées par M. l’abbé La veille dans la Revue du clergé français du 15 mai 1896.
  2. Ces lettres ont été également publiés en 1898, par M. l’abbé Laveille.