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prix de nos diverses provinces des différences assez sensibles, il y en avait bien davantage aux siècles passés. La vie coûtait plus cher à Lille qu’à Paris sous Louis XIV. L’intendant de La Rochelle affirme qu’en Saintonge la viande, le vin, le bois, sont infiniment meilleur marché qu’en Bretagne. Pourtant, entre certains prix de la Bretagne et de la Provence, il y avait un écart du simple au double.

Que l’on pût tenir sa maison à Boulogne-sur-Mer pour moitié de ce qu’il en coûte à Londres, comme nous l’apprend un Anglais sous Louis XV, le fait est possible ; mais que, suivant un autre voyageur les auberges de Metz fissent payer 3 fr. 40 le logement et un bon dîner sous Louis XVI, tandis que, pour un mauvais dîner et une chambre, les aubergistes de Nancy exigeaient 15 francs, voilà qui parait plus difficile à admettre. Les touristes sont enclins à généraliser et, lorsque le docteur Smollet nous dit qu’à Paris, en 1763, tout est deux fois plus cher que seize ans auparavant, bien que la manière de vivre fût restée la même, nous savons qu’il exagère ; la comparaison des prix accuse seulement une hausse de moitié.

À cette époque (1767) les invalides Canadiens, rapatriés en France, n’avaient pour vivre que la paie du soldat : 0 fr. 55 par jour, ou 0 fr. 33 avec le pain de munition en nature ; pourtant, « ils sont bien portans et ne semblent pas dans le besoin. » Il fallait bien qu’ils vécussent alors avec ces 0 fr. 55 par jour ; certains manœuvres ne gagnaient pas davantage. Mais comment « vivaient-ils ? » Parmi la classe laborieuse d’aujourd’hui il y a vingt manières de « vivre, » parce qu’il y a vingt catégories d’ouvriers et de paysans.

Si les besoins de l’homme sont, hélas ! tristement compressibles dans la misère, ils sont naturellement extensibles dans l’aisance. De sorte que personne n’a jamais pu ni ne pourra dire ce que c’est qu’une « dépense de luxe. » On ne saurait pas définir le « luxe » en lui-même, il n’existe que par rapport aux autres objets, aux milieux et aux circonstances : une côtelette ou un fromage étaient de grand luxe à Paris, à la fin du siège de 1871. Qualifierons-nous « luxueux » ce qui est inutile ? Encore faudrait-il savoir ce qui est « utile, » ce qui même est « indispensable. » Une fourchette, un mouchoir, sont-ce des objets de luxe ? Un miroir, une bicyclette, sont-ce des objets indispensables ? Hier, du pain blanc et des vitres aux fenêtres