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III

À la transformation de ces dépenses anciennes les petits ont gagné plus que les grands ; l’écart s’est amoindri par ce fait que le peuple a maintenant sa part de biens, naguère hors de sa portée, dont une élite avait le monopole. Entre toutes les métamorphoses, celle de la table a profité surtout aux moins fortunés pour cette simple raison que la nourriture tient dans leur budget une place incompressible. Qu’importe à la bourgeoisie aisée le prix du pain ? Il absorbe 200 ou 300 francs chez les gens qui ont 10 000 francs de rente ; chez les gens qui en ont 100 000, il ne prélève pas 1 000 francs. Mais chez l’ouvrier, le paysan, il exige le quart du revenu et davantage, à mesure que les bouches augmentent ou que les ressources diminuent.

Lors des famines, lors des renchérissemens excessifs du blé, c’est le pauvre qui a souffert, qui est mort d’inanition ; la classe moyenne paie la surtaxe forcée en maugréant ; à peine si la classe opulente s’en aperçoit. C’est un point capital dans l’histoire du rapprochement des classes, sous le rapport des jouissances, que l’énorme abaissement et la quasi-immobilité actuelle des prix du pain ; puisqu’il n’y a pas, je pense, entre deux hommes, d’écart comparable à celui de mourir ou non de faim.

Le bon marché du blé a donc été un gain exclusivement populaire ; il ne s’est pas traduit par une économie d’argent, mais par une révolution alimentaire : l’abandon spontané et quasi universel des pains noirs, bruns et gris pour le pain blanc, devant lequel les Français contemporains sont égaux, au moins autant que devant la loi. Aux riches, qui jadis n’en mangeaient pas d’autres, ce pain de pur froment coûte à présent deux ou trois fois moins ; mais ce n’est pas le bon marché de cet article qui pouvait réduire sensiblement les frais de leur table.

Si le pain tient une place très dififérente dans le budget alimentaire de chacun de nous, l’ensemble de la nourriture représente, dans le total de nos dépenses, une part extrêmement variable, suivant le chiffre des fortunes : une famille composée par exemple de quatre personnes consacre à sa table 60 pour 100 d’un revenu annuel de 2S00 francs, 40 pour 100 d’un revenu de 3 000 francs, 25 pour 100 d’un revenu de 20 000 francs et 15 pour 100 seulement d’un revenu de 6O 000 francs ; bien qu’en