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faits les plus décisifs de sa carrière, tandis qu’il consacre des chapitres entiers à des épisodes sans aucune influence sur sa destinée ; et nous, ses lecteurs, bien loin de nous offenser de ce manque de plan, nous serions tentés de l’attribuer plutôt à un instinct secret, tant nous sommes ravis de la saveur pittoresque des scènes et portraits que nous lui devons. Mais au reste il y a là, dans cette tendance de l’auteur à confondre les événemens, d’autres vies, avec ceux de la sienne, quelque chose de très noble et de très touchant que je crois avoir signalé déjà chez le terrassier Fischer, et qui pourrait bien refléter, chez tous deux, l’état d’âme d’une classe sociale où n’a point pénétré encore la contagion, plus ou moins nécessaire et inévitable, de l’égoïsme « bourgeois. » Nous sentons que l’auteur ne s’intéresse pas suffisamment à sa propre personne pour l’isoler complètement du reste du monde, ainsi que nous sommes tous trop portés à le faire. Que le hasard lui envoie seulement un camarade plus savant, ou plus habile, ou plus drôle que lui, un type curieux de sainteté ou de friponnerie, et tout de suite le voilà qui s’oublie pendant des pages, n’ayant plus de pensée que pour nous décrire ce nouveau venu ! Ce qui ne l’empêche pas, toutefois, d’exceller à nous rendre compte de ses propres impressions ; et chacun des chapitres de son livre abonde en petits tableaux de l’espèce du suivant, que je vais traduire au hasard parmi vingt autres qui mériteraient semblablement d’être reproduits. L’ouvrier, tout jeune et arrivé à Londres depuis quelques jours, vient d’avoir la grande joie de finir sa première semaine de travail :


Ce premier samedi, lorsque je reçus ma paie, et bien que le samedi fut un jour de demi-chômage, il me parut que j’étais dans l’Eldorado. Nous avions été payés à midi ; et je résolus de m’en retourner à pied jusqu’à ma chambre, sous le clair soleil de janvier, malgré le billet de chemin de fer à prix réduit que j’avais dans ma poche. Dans cette poche, j’avais aussi de l’argent ; et surtout, j’étais assuré de trouver d’autre ouvrage le lundi suivant : je me dis que je méritais bien de m’offrir une petite fête.

Ma promenade me fit passer devant une librairie qui avait un étalage de bouquins invendables, à deux ou quatre sous pièce, sur le trottoir à côté de la porte. Fouillant dans ce tas, je découvris un livre français de Lamartine, dont le des avait été arraché, mais qui d’ailleurs était en assez bon état. Ce livre acquis, il s’agissait ensuite de me procurer un dictionnaire. J’en achetai un petit, d’occasion, pour un shilling ; et j’imagine que le libraire doit avoir bien ri de moi après mon départ, car sûrement ce méchant dictionnaire ne valait pas cinq sous.

Je ne m’en sentis pas moins tout fier de mon emplette, et avec une hâte extrême d’essayer mes nouveaux outils. J’avais appris déjà à connaître,