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terrasses des cafés. Quand ils se servent de l’anglais ou du français, vous pouvez parier presque à coup sûr qu’ils discutent politique ou affaires, qu’ils vont se lancer dans des considérations générales ou élucider les termes d’un contrat. Vis-à-vis de leurs dialectes vulgaires, nos langues modernes, — le français principalement, — jouent à peu près le même rôle que, durant tout le moyen âge, le latin, vis-à-vis de nos patois locaux. Ils essaient bien d’exprimer, en arabe ou en turc littéraire, les conceptions de la pensée contemporaine. Autant qu’il m’est permis d’en juger par des traductions, ils n’y parviennent que médiocrement. J’ai lu ainsi des ouvrages d’un caractère tout actuel, discours, dissertations historiques, relations de voyages. J’avais l’impression de lire les chroniques d’un couvent composées par un moine du XIIe siècle, ou bien des versets du Coran ou de la Bible. Même sécheresse, même vision unilatérale des choses, mêmes affirmations se succédant et se déroulant sans lien logique. Ils posent l’idée toute nue, ou le fait brutal, isolés de leurs corrélations, de leurs antécédens et de leurs conséquences. Au lieu de développer et de démontrer, ils répètent indéfiniment une proposition sous des formes variées, ils frappent à coups redoublés sur l’intellect, comme un bélier contre un roc. Leurs cerveaux sont des tables rases où les idées et les images se suivent, aussi distinctes les unes des autres, aussi plates, aussi dénuées de profondeur, aussi coupées de leurs analogies lointaines et de leur atmosphère ambiante que les contours des hiéroglyphes sur la nudité d’un mur.

En somme, il y a lutte, chez eux, entre la culture européenne qu’ils subissent comme une nécessité et toute leur hérédité mentale, qui est le ressort unique de leur activité. Quand cette culture ne leur est pas une gêne, ils s’en enveloppent comme d’un trompe-l’œil. Leur éducation les a doués d’une double face : ils présentent l’une ou l’autre, selon l’occurrence, selon qu’ils s’adressent à un coreligionnaire ou à un Occidental. Ils possèdent deux claviers intellectuels et il n’y a presque aucun rapport entre le son des deux instrumens. Cette duplicité de leur pensée n’a rien de déloyal ni de prémédité ; les circonstances, la diversité des milieux qu’ils traversent la leur imposent, et ils y cèdent d’une manière tout instinctive. Forcément, ils changent de clavier, en changeant d’auditoire. Par exemple, Mustafa Kamel fait une conférence dans le salon de Mme Adam, devant