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vois, dit le Copte au Juif, ton maître et toi vous mangerez le pain et la pastèque, l’âne mangera l’écorce et les pépins, et tous les trois vous boirez l’eau de la fontaine ! Comme cela, il reste, sur la piastre, un millième... que j’ai bien gagné pour ma peine !... »

C’est par une ingéniosité semblable dans l’art d’acheter et de trafiquer, par leur système de vente à petit profit, que les Arméniens de Constantinople ont soulevé de telles fureurs parmi la basse classe musulmane. En réalité, ils tuent la concurrence, ils rendent la vie impossible à leurs rivaux. D’ordinaire, en Europe, on rejette sur l’ancienne camarilla d’Yldiz toute la responsabilité des massacres arméniens. Mais si le peuple a obéi à des excitations officielles, il était franc dans sa haine. Tous ces petits boutiquiers, ces revendeurs, ces ouvriers et ces manœuvres que ruinait et affamait l’Arménien, en vendant ou en travaillant à vil prix, tous ces gens-là se sont rués d’enthousiasme à la vengeance et au meurtre. D’après les Français que j’ai interrogés, ce sont surtout les portefaix et les ouvriers du port qui furent assommés, et ce sont principalement les quartiers pauvres qui furent attaques et mis à feu et à sang. N’oublions pas d’ailleurs que, dans tout boutiquier oriental, il y a un usurier et un accapareur. Le bon mousslim imprévoyant leur est livré, pieds et poings liés, comme une brebis de tonte et d’occision. D’où les colères qui le précipitent, par intermittence, contre les manieurs d’argent. Lorsque j’étais en Egypte, j’ai entendu circuler, un peu partout, des rumeurs menaçantes contre les Coptes, qu’on accusait de capter progressivement la richesse foncière du pays.

Une autre cause de malaise et de mécontentement dans la plèbe orientale, c’est la hausse des objets de consommation et des loyers, — la cherté croissante de la vie. D’un bout à l’autre du Levant, à Constantinople comme à Smyrne, à Damas, à Beyrouth, au Caire, j’ai recueilli des doléances identiques, aussi bien chez les Européens que chez les indigènes. Ceux-ci, en particulier, trouvent que la « civilisation » leur coûte gros. Et les pauvres, qui n’en bénéficient que d’une façon lointaine, ont des raisons plus pressantes de s’en plaindre. Sans doute, ils sont très sensibles à toutes les améliorations matérielles que nous leur apportons et ils consentiraient à les payer ce qu’elles valent, si à cette hausse des vivres et de l’habitation correspondait une