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dernier attentat, la police du Palais était forcée de se montrer excessivement méfiante. Cet attentat avait été épouvantable : il y avait eu des morts, des chevaux réduits littéralement en bouillie. « Et même, — nous dit le drogman, — des débris d’entrailles furent projetés avec des éclats de bombe sur la terrasse où nous nous trouvions. » Ce petit détail horrifiant produisit son effet. Nous nous entre-regardâmes, fort mal à l’aise. Décidément, nous n’étions pas venus là pour nous amuser !

Je tâchai de tromper mon inquiétude, en m’absorbant dans la contemplation du spectacle extraordinaire qui se déployait autour de moi. A perte de vue, c’était un fourmillement d’uniformes. La colline tout entière se hérissait de baïonnettes. On apercevait, en bas, les canons de l’artillerie qui bloquaient toutes les issues. A nos pieds, sur le terre-plein en pente douce qui mène au palais, entre une double haie de zouaves à turban vert, s’agitait une foule chamarrée de fonctionnaires et d’officiers. Des nègres en dolmans bleus galonnés d’or maintenaient par la bride de superbes étalons arabes qui se cabraient sous leurs caparaçons de velours amarante. Mais ces vestiges de magnificences archaïques contrastaient avec la misère décente de cette formidable figuration. Une identique expression de gêne ou d’ennui assombrissait les visages. Plusieurs étaient comme contractés d’une angoisse ; les gestes ébauchés se figeaient brusquement. Çà et là, des dignitaires de la Cour allaient et venaient à pas feutrés, la mine circonspecte, la voix basse et mesurée… Puis un défilé intermittent commença, qui descendait d’Yldiz, les ministres, les maréchaux, le grand-maître de l’artillerie, tout ce monde évoluant sans ordre ni apparat, les uns seuls, les autres groupés au hasard. Cependant, le Sultan ne paraissait point. L’heure officielle fixée pour la cérémonie était passée de beaucoup. J’en fis la remarque tout haut :

— Sa Majesté n’a pas d’heure, me répondit-on. Tantôt Elle sort à l’heure exacte, et d’autres fois avec un long retard. On ne sait jamais quand Elle se décide. Vous comprenez : cette incertitude peut dérouter bien des combinaisons !…

Et le défilé continua pendant un bon quart d’heure… Soudain, une apparition furieusement bouffonne : Son Altesse le Grand Eunuque, le troisième personnage de l’Empire, long squelette flottant dans une ample redingote noire, le buste interminable, les jarrets cassés, comme titubant sous le faix de