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reconnaissait plus la trace des allées. Un bassin, qui occupait le milieu, était à sec. Des tas de chiffons, des débris de meubles et d’ustensiles s’amoncelaient, çà et là, parmi les mauvaises herbes. Et presque tous les arbres avaient été coupés !... Ainsi donc, le bon Turc, qui possédait ce lopin de terre, ne ressemblait point à celui de Candide : il ne cultivait pas son jardin. Ses fils jouaient de la mandoline, et lui, quand il avait mangé sa collation, il estimait qu’il n’avait plus qu’à s’aller coucher, ou à rêvasser sur un coussin.

C’est égal ! En regagnant l’embarcadère de Scutari, je m’imaginais quelle aubaine ce serait, pour un ouvrier ou un petit employé parisien, d’avoir, aux portes de la ville, un jardinet comme celui-là. Quels beaux dimanches il y passerait à bêcher, à sarcler, à soigner ses arbres fruitiers ! Et je mesurais, dans cette simple comparaison, toute la distance qui sépare notre peuple du peuple de là-bas !

Il va sans dire qu’une telle incurie domestique n’est un scandale que pour nous. Les Orientaux y sont accoutumés. Et c’est pourquoi, de Constantinople au Caire, l’insouciance du désordre et de la saleté ambiante tient du prodige. L’infection parmi laquelle ils vivent, ils la considèrent sans doute comme une fatalité du climat, à laquelle il est plus sage de se soumettre. Ceux qui ont visité l’Europe ne se privent pas d’ailleurs, quand on les attaque sur ce sujet, de retourner la critique contre nous et de dénoncer, avec d’âpres sarcasmes, la malpropreté de nos villes méridionales, et, en particulier, celle du vieux Marseille. Mais tout de même, nous sommes encore loin de compte. La richesse des fanges orientales, la puissance et la concentration de leurs miasmes est assurément incomparable. Certains de nos médecins établis là-bas vont même jusqu’à soutenir que le poison, par sa virulence même, devient un préservatif pour la plèbe qui le respire. A les en croire, il se ferait, chez ces misérables, une sorte de vaccination lente de l’ordure, qui finirait par les immuniser contre sa contagion. C’est une bonne plaisanterie. En réalité, la population pauvre est décimée, chaque année, par toutes sortes d’épidémies, conséquences de cette hygiène déplorable. Les enfans surtout sont frappés. Au Caire, la mortalité infantile qui est, en hiver, d’environ 450 décès par semaine (soit d’un neuvième supérieure au chiffre des naissances), s’élève aux mois de mai, juin et juillet, jusqu’à 700 et 800