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délivrée, que d’autres ont imprimée, dont d’autres ont tiré profit. De quel droit l’empêche-t-on de gagner sa vie par son travail ? Pourquoi le duc de Ferrare s’arroge-t-il le pouvoir de maintenir en prison un homme qui n’est pas né son sujet ? Après cinq années de réclusion, après des centaines d’humbles suppliques, un cri de colère et d’indignation s’échappe à la fin de cette poitrine ulcérée.

L’insensibilité avec laquelle le duc de Ferrare écoute ces prières et ces protestations nous oblige à regarder de près ce personnage complexe, adulé de son vivant par les poètes et par les historiens de cour, mais plus d’une fois contesté et jugé sévèrement depuis sa mort. Il eut certainement des qualités ; il fit de sa petite principauté une résidence élégante et somptueuse ; il aimait les lettres et les arts, et se piquait même de connaissances scientifiques. Spirituel et railleur, tant que duraient les fêtes du carnaval, il se plaisait à intriguer sous le masque les gens qu’il rencontrait. Il semblait même autoriser chez ses interlocuteurs une certaine familiarité. À la pêche, à la chasse, dans les parties de campagne, il se montrait volontiers gai et bon compagnon, mais il eût été imprudent de s’y fier. Au moment où on s’y attendait le moins, sous la bonne humeur apparente la morgue du prince reparaissait. Sa hauteur, le sentiment de sa valeur personnelle et de ce que valait sa race dominaient chez lui toute autre considération. La prétention était le fond de sa nature. Il avait prétendu à la couronne de Pologne et il s’intitulait roi de Jérusalem, parce qu’il descendait de Renaud d’Este.

Comme de toutes les personnes infatuées d’elles-mêmes, il ne fallait attendre de lui aucun mouvement de sympathie pour les autres. L’erreur et le malheur du Tasse furent de croire à sa bonté. Au fond, il n’en avait aucune. Odieux pour sa mère Renée de France, dont les tendances calvinistes le gênaient dans ses rapports avec le Saint-Siège, il avait traité son père sans ménagemens. Il n’entretenait avec sa famille que des rapports politiques. Par momens, il jalousait son frère le cardinal qui lui portait ombrage. Il faisait assassiner sous ses yeux l’ami de sa sœur aînée Lucrèce et il condamnait au célibat sa sœur cadette Léonore pour ne pas lui compter la dot à laquelle elle avait droit. Dur pour les siens, il l’était encore plus pour le pauvre monde. Son règne rappelle aux habitans de Ferrare de cruels souvenirs. Afin de suffire à ses goûts de magnificence, au luxe d’une cour