Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 49.djvu/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ami si cordial et si plein de mérite, m’est revenu dans l’esprit ; je me suis représenté comme il serait à cette occasion, en voyant l’éclat d’une vertu qui se cachait avec tant de soin. Enfin, madame, nous ne perdrons pas M. l’abbé de Fénelon… »

Bossuet se trompait. Il aurait dû écrire : « Nous avons perdu l’abbé de Fénelon. » L’abbé de Fénelon n’est plus ; c’est un personnage nouveau qui paraît à sa place.

La responsabilité d’une éducation comme celle du Duc de Bourgogne aurait suffi, à elle seule, pour transformer le caractère de Fénelon : adieu la liberté de l’esprit, et l’emploi spontané du génie ; adieu aussi les rêveries d’une féconde imagination ! Il faut songer à la tâche quotidienne, la dure tâche qui laisse aux heures des sermons Fénelon harassé et prêt à s’endormir. Plus une page désormais qui ne doive servir au royal enfant ; et le Télémaque se mue en poème pédagogique !

Mais ce n’est rien, — ou plutôt c’est bien. Voici qui est plus grave ; voici la transformation profonde.

Jusqu’ici, l’influence de Mme Guyon n’a pas été, en somme, mauvaise, Fénelon ne s’est pas encore trop empêtré dans « l’esprit » de cette femme singulière. Qu’y a-t-il pris, sinon ce sens du divin par lequel il a éprouvé en lui, autour de lui, partout, l’action divine, — semblable à l’éther dans lequel baignent les corps matériels. Et, ce faisant, qu’a-t-il fait, sinon suivre sa pente, se libérer, s’affranchir, être entièrement et spontanément lui-même. Or maintenant l’influence de Mme Guyon va changer de valeur, et devenir néfaste.

Ah ! cette élévation au préceptorat royal, cette élévation coïncidant avec les prédictions de Mme Guyon, comme elle a été funeste ! Devant ce qu’il croit un miracle, Fénelon ne réfléchit plus : il accepte tout de Mme Guyon. Il lui écrivait auparavant : « Quant aux affaires temporelles, j’aurais peine à croire que vous n’y fissiez pas de faux pas. Peut-être Dieu vous tient-il à cet égard dans un état d’obscurité et d’impuissance, pendant qu’il vous éclaire sur tout le reste. » Maintenant de telles paroles, démenties par l’effet, lui paraîtraient un blasphème, Il embrasse cette perspective de renouveler la face du monde politique et la vie du catholicisme ; il emploie les moyens enfantins que Mme Guyon invente pour cette renaissance. Il oublie, il écarte systématiquement tous les conseils de la prudence humaine ; il n’est pas moins sourd aux conseils de la prudence