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il jette son bouclier dès qu’il s’aperçoit que son adversaire n’en a pas. « A quoi penses-tu ? dit-il, en le voyant promener sur l’horizon un regard mélancolique. — Je pense, répond Argant, à cette cité qui fut si longtemps reine de la Judée et qui maintenant vaincue s’écroule. C’est en vain que j’ai essayé de la soustraire à sa ruine fatale. Pour satisfaire ma soif de vengeance, la tête que le ciel me destine est bien peu de chose. » Sur cette insolente bravade le combat commence, non plus dans les ténèbres, en dehors des conditions ordinaires comme à l’heure de la rencontre avec Clorinde, mais au grand jour, chacun des adversaires déployant cette science de l’escrimé dont le Tasse connaît toutes les finesses et conserve les traditions les plus élégantes. Tancrède est plus souple et plus agile, Argant de plus haute taille. Tous deux ont reçu des blessures, mais le sang du Circassien coule en plus grande abondance, et Tancrède, toujours magnanime, lui offre la vie sans conditions, s’il veut bien se reconnaître vaincu. Deux fois le chevalier chrétien tend sans succès la main à son adversaire et ne se résout à lui porter le coup mortel qu’après avoir essayé de le sauver. C’est encore la même noblesse d’âme qui inspire le vainqueur, lorsque épuisé par la violence de la lutte et recueilli par ses soldats, il leur demande de ne pas laisser le corps d’Argant exposé aux dents des bêtes fauves et de lui accorder les honneurs de la sépulture. Jamais il ne paraît sur la scène sans remplir les devoirs les plus délicats de la chevalerie. C’est lui aussi qui, ayant conquis le royaume de la belle Herminie, la tenant à sa discrétion, lui rend la liberté en respectant son honneur.

J’insiste avec intention sur le caractère du héros parce que ce modèle repris tant de fois et caressé par le poète représente évidemment l’idéal que rêvait sa jeune imagination. Les vertus qu’il attribue à Tancrède sont celles qu’il voudrait pratiquer, qu’il voudrait voir régner autour de lui dans une société imprégnée de l’esprit le plus pur du christianisme. A vingt ans, il entrevoyait le monde à travers ce prisme enchanteur. Mais que de démentis la douloureuse réalité infligeait à ses rêves ! A chaque pas qu’il fait dans la vie, au milieu d’une cour corrompue, le Tasse se heurte aux tristesses, aux amertumes, aux humiliations de l’existence. Il y en a une surtout qui pèse sur lui, quotidienne et inexorable, la nécessité de vivre aux dépens d’autrui. Il ne possède rien, pas même un toit où il puisse reposer sa tête.