Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 49.djvu/153

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me faisait mourir de faim. Si je pouvais oublier que je l’ai jamais connu, si je pouvais, cela vaudrait mieux, et ces dix ans de sacrifice et d’attente et ces derniers jours de ma jeunesse perdus sans retour, sans fruit, irrévocablement, n’en seront pas moins perdus, et le reste de ma vie n’est plus rien, ne peut plus être rien. Si je m’étais mariée, comme j’eusse fait sans cette insigne folie, je serais au moins en paix et entourée d’une famille qui aurait embelli le reste de ma vie. À qui dois-je la sécheresse et l’abandon de ce qui m’attend ? Si je pouvais mourir demain, si j’étais sûre de mourir l’année prochaine, que m’importerait ? S’il avait agi en Italie comme il le devait, jamais Cousin n’aurait empoisonné notre affection. Je ne le lui ai pas dit assez, mais avant de mourir je veux le lui bien imprimer dans la tête, je veux lui répéter les paroles que j’ai dites à Cousin, S’il me supplie de les lui épargner, je lui dirai : « Pourquoi ? puisque vous ne m’aimez plus, que vous importe ce que j’ai dit à Cousin ? » L’autre jour, quand je lui racontais que Cousin avait bien plus de torts envers lui qu’il ne pensait, il m’a prié de ne pas lui en parler. Pourquoi n’ai-je pas demandé pourquoi ? Je veux le savoir. Si je pouvais me reprendre à la peinture, si je pouvais me plaire à quoi que ce soit ! Mais je tombe dans un abîme de découragement, j’ai le sentiment de mon incapacité pourquoi que ce soit, je lis sans savoir ce que je lis, et je me sens si faible qu’avant midi ou une heure, mes forces pour la journée sont épuisées et je n’ai plus envie que de me coucher ou que quelque créature humaine vienne m’arracher de mes pensées, et quand elle vient, elle me fatigue, quelle qu’elle soit. Quelle existence, et pourquoi n’ai-je pas l’énergie de m’en défaire ?


15 février.

J’ai eu une heure de bien-être en dessinant. L’art doit être un univers pour ceux qui en sont maîtres, et ma fièvre m’a repris en pensant à tout ce que j’ai fait depuis si longtemps. Il me semble que c’est une noire ingratitude. J’ai vu Mohl et il m’a fait du bien. Il avait dîné chez moi, et comme toujours il m’a rapporté une comédie. Ce soir, j’ai éprouvé un cruel déchirement en entendant un oiseau chanter. C’est tout à fait printanier, j’aurais voulu lui dire : « Oh ! trompez-moi au moins un jour, pour que le chant de cet oiseau soit un délice au lieu d’un poignard ! » Je ne sais si je pourrai supporter le printemps. Il est