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Fauriel à Mary Clarke.


(Sans date][1].

Chère et tendre amie,

Quand je vous ai parlé du malheur qui me menaçait, ce malheur était irrévocable, certain, et il est arrivé. On m’a mené depuis à la campagne, et j’en suis revenu, il y a déjà six ou sept jours. En arrivant, j’ai trouvé une lettre de vous ; et quoique vous écrire soit l’unique chose dont je me sente encore capable, je n’ai cependant pas voulu vous écrire sur l’impression que m’avait faite votre lettre. Mon bon génie m’a dit d’attendre ; je l’ai cru et en suis récompensé ; car j’ai reçu hier votre dernière lettre, et je serais un misérable ingrat de vous parler de la précédente, ou même de m’en souvenir ; je ne veux et ne puis vous parler que de celle qui est de vous, bien de vous ; et celle-là est la première, l’unique goutte de baume qui soit tombée du ciel sur mon pauvre cœur depuis quelque temps si souffrant et longtemps si inquiet, si troublé de pressentimens funestes dont aucun n’a été mensonger. Je n’ai point manqué, dans ce malheur, d’amis tendres et sincères qui ont fait tout ce qu’ils ont pu, pour me consoler, ou même qui ont souffert avec moi[2] ; mais être consolé est un mot qui n’a pas de sens ; et puis, il y a un tel défaut de sympathie entre moi et plusieurs des personnes avec lesquelles je me suis trouvé le plus en contact depuis quelque temps, que j’aurais gagné beaucoup à la liberté de souffrir franchement et sans contrainte ; néanmoins, c’était un devoir pour moi de ne pas être ingrat et dur pour des sentimens respectables en eux-mêmes et réellement bienveillans pour moi. Ce dont j’aurais eu besoin, et dont j’aurai toujours besoin, c’est de quelqu’un pour pleurer avec moi, et pour comprendre mes larmes ; et vous n’étiez, et vous n’êtes pas là, chère amie. Cependant, depuis votre dernière lettre, il me semble que vous n’êtes plus si loin de moi ; je ne sais quel songe de terreur, qui m’a

  1. Une note de Mme Mohl fixe la date de cette lettre entre le 29 août et le 23 septembre. Mme de Condorcet était morte le 8 septembre. (Guillois, loc. cit., 231.)
  2. Manzoni à Fauriel, 12 oct. 1822 : « … Je ne vous dirai qu’un mot sur ce sujet, et parmi les sentimens qui accompagnent nos regrets, je choisirai celui dont l’expression est en même temps la plus profonde et la plus calme, celui qui s’étend réellement au delà des relations de cette pauvre existence : nous prions, et nos enfans prient avec nous. » (Epistolario, éd. Sforza, I, 201.)