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christianisme, pour ces jeunes gens, n’était plus rien qu’un nom ; et toute leur ambition se bornait à paraître pires qu’ils étaient en réalité.

Mais Celano était un rhéteur, en même temps qu’un poète, de sorte qu’il nous est difficile de savoir quel poids nous devons attacher à ses affirmations. Peut-être les aura-t-il fondées, simplement, sur le souvenir de ce qui se passait dans son propre pays d’enfance, Celano, sauvage et sensuelle petite cité des Abruzzes. Et, le seul des vieux biographes qui fasse mention de ce sujet après Celano, Julien de Spire, n’a fait ici que copier son prédécesseur.

Nous savons en tout cas que, très tôt, — ainsi que c’est encore l’usage aujourd’hui, en Italie, — le jeune « Français » a commencé à assister son père, dans la boutique familiale, où d’ailleurs, tout de suite, il a témoigné de remarquables dispositions pour le commerce. « Plus avide et rusé que, son père lui-même, » nous dit de lui Julien de Spire. C’était un négociant avisé et adroit, à qui ne manquait qu’une seule des vertus commerciales, mais, en vérité, l’une des plus importantes : car le fait est que, bien loin d’être économe, le jeune François se montrait follement prodigue…

(Suit une description du luxe mondain qui était alors en train d’envahir les petites cours italiennes, et jusqu’aux classes supérieures de la bourgeoisie riche.)

Et le fils « français » de Pierre de Bernardone se trouvait comme prédestiné à subir l’influence de ce mouvement. Il n’était pas, en effet, ainsi que son père, le pur Italien, économe et de peu de besoins, à qui il suffisait de gagner de l’argent : « avec la vive ardeur du sang provençal qui coulait dans ses veines, il voulait que son argent lui procurât du plaisir, s’échangeât contre le luxe et la jouissance dont il avait soif.

Si bien que, étant le jeune garçon le plus riche d’Assise, il en devint aussi, tout naturellement, ce que nous nommerions aujourd’hui le premier « viveur. » Thomas de Celano nous apprend qu’autant il était habile à gagner de l’argent, autant il mettait de vanité à le dépenser. Et l’on comprend sans peine qu’il n’ait point tardé, dans ces conditions, à réunir autour de lui un cercle d’amis, choisis non seulement parmi les fils des nobles et bourgeois d’Assise, mais encore parmi des jeunes gens des cités voisines, puisque nous allons le voir, après sa conversion, faire visite à l’un de ses anciens camarades jusque dans Gubbio, à une distance assez considérable de sa ville natale.

De même que l’ont toujours fait, et le font encore les jeunes gens de cette espèce, ces « viveurs » d’Assise employaient leurs loisirs à s’offrir d’abondans repas : après quoi, mis en belle humeur, ils parcouraient les rues de la ville en chantant très haut, et, la nuit, s’amusaient à troubler le repos des bourgeois endormis. L’austère moine de Celano s’effarouche d’avoir à nous énumérer les péchés de cette folle troupe : « Ils plaisantaient, nous dit-il, débitaient des sornettes, chantaient, et allaient vêtus d’habits somptueux. »

Je me souviens d’un matin de mai que j’ai eu le bonheur de passer, il y a déjà bien longtemps, dans la vénérable bourgade de Subiaco, au cœur des monts Sabins. Après avoir visité le Sagro Speco de saint Benoît ; et le couvent vénérable de sainte Scolastique, j’étais entré, vers midi, dans une