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de Noé, » se présentaient d’ordinaire la poche assez mal garnie.

Talleyrand fut reçu au débarqué par une vieille connaissance, Théophile de Cazenove, qu’il avait rencontré à Paris dans le monde des affaires avant la Révolution, et qui, maintenant, agent de la Holland Land Company, habitait Philadelphie. Il passa quelques semaines sous le toit de cet obligeant ami. Grâce à Théophile de Cazenove et à un de ses cousins, — un autre Cazenove, consul de Suisse, — certaines formalités lui furent simplifiées près des autorités américaines. Dès le 16 mai, il put prêter le serment qu’exigeait la loi, entre les mains du maire de Philadelphie, Mathew Clarkson : « Je, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, ex-administrateur du département de Paris, fils de Joseph-Daniel de Talleyrand-Périgord, général des armées de France, né à Paris, et arrivé à Philadelphie, venant de Londres, prête serment de fidélité au gouvernement de Pensylvanie et des États-Unis d’Amérique, déclare en outre, de mon plein gré et en connaissance de cause, que je ne commettrai jamais aucun acte préjudiciable à leur liberté et à leur indépendance[1]. »

L’arrivée de Talleyrand et de Beaumetz avait été un petit événement dans la capitale américaine. Le nom de Talleyrand, son passé d’évêque d’Autun, son rôle dans la Révolution étaient connus de l’autre côté de l’Atlantique. Les salons s’ouvriront devant lui. Il y retrouva des Français, d’anciens lieutenans de La Fayette et d’anciens constituans ; à leur tête, le vicomte de Noailles, Blacon, qui avait été député du Dauphiné aux États généraux, et l’un des ouvriers de la réconciliation de Mirabeau avec la Cour, Omer Talon. Les compagnons de ses espoirs déçus devenaient ses compagnons d’épreuves.

Mais Talleyrand cherchait dans le Nouveau Monde autre chose que des distractions mondaines à son exil. Ainsi qu’il l’avait écrit à Mme de Staël, il y était venu avec la ferme intention d’y parfaire son éducation politique. Il voulait approcher Washington et les hommes du gouvernement, causer avec les citoyens en vue de la jeune République, étudier sur le vif une démocratie fondée sur le double respect de la liberté et de la propriété. Il comptait sans les jacobins de France. Lorsque le

  1. Manoirs of Mathew Clarkson (1735-1800). Cf. l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, année 1891, p. 158.