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I

Frédéric-Christian Laukhard est né, en 1758, dans une petite ville du Bas-Palatinat, Wendelsheim, où son père était pasteur luthérien. Mais cette profession, que le père de notre héros a d’ailleurs poursuivie jusqu’à sa mort au grand contentement de ses paroissiens, ne l’empêchait point de ne pas croire en Dieu, ni d’instruire ses fils à ne pas y croire, — tout en les destinant au sacerdoce, et en n’admettant pas même qu’ils pussent se choisir un autre métier que le sien.


Mon cher et excellent père, — nous raconte Laukhard, — différait sensiblement, sans chercher à en tirer gloire, de la plupart de messieurs les pasteurs protestans du Palatinat. Dans sa jeunesse, il s’était activement livré à l’étude, et avait surtout pratiqué avec enthousiasme les écrits de Wolff. Il m’a souvent avoué que les principes de la métaphysique de ce maître l’avaient amené, de bonne heure, à perdre toute foi dans les dogmes principaux de la théologie luthérienne. Plus tard, continuant à étudier et à réfléchir, contrairement à l’habitude du plus grand nombre de ses confrères, il avait soumis à l’examen tous les articles de son catéchisme, et les avait tous rejetés, comme inconciliables avec ses croyances philosophiques. Et enfin il était tombé sur les ouvrages du très hérétique Spinoza, qui avaient fait de lui un zélé panthéiste.


Cet « excellent » prêtre, à qui son fils reproche seulement d’avoir montré toujours beaucoup trop de tolérance à l’égard des catholiques, joignait à son incrédulité religieuse la passion de l’alchimie : si bien que, n’ayant pas le loisir de s’occuper avec suite de l’éducation de ses enfans, il s’était remis de ce soin à l’une de ses sœurs, bonne vieille demoiselle un peu sotte, qui, ayant elle-même un goût immodéré pour la boisson, a accoutumé son neveu, dès l’âge de dix ans, à s’enivrer de vin et d’eau-de-vie, — cependant qu’un garçon meunier et une jeune servante entreprenaient de l’initier à d’autres plaisirs, plus déplacés encore dans l’apprentissage moral d’un futur pasteur. Mais cette dépravation précoce, qui allait faire de Laukhard, pour tout le reste de sa vie, un mélange d’ivrogne et de coureur de filles, s’était, depuis l’enfance, accompagnée chez lui d’un très ardent désir de savoir, le poussant à dévorer tous les livres que le hasard lui jetait sous la main. Aussi ne tarda-t-il pas à profiter des leçons que, de temps à autre, il recevait de son père : leçons