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les intendans de la marine et les chefs d’escadre, dont il faut connaître les antécédens, la probité et les capacités techniques ; c’est surtout « le maître, » la favorite, les ministres, dont on voudrait savoir les secrets par des espions adroits, et qu’il faut éclairer sur l’opinion publique, sur les agissemens de leur entourage. C’est ici le triomphe de Mme de Tencin : elle inonde la Cour de ses lettres anonymes ou apocryphes, de ses mémoires, de ses pamphlets, de ses épigrammes. Elle a une armée de secrétaires, de petits ecclésiastiques, de dévots d’antichambre, qui travaillent sous ses ordres, font pour elle la chasse aux nouvelles, fabriquent des lettres et bâclent des chansons. Elle se persuadait que tous ces petits papiers avaient des vertus infaillibles, rendraient aux uns l’énergie, aux autres la confiance, montreraient à tous que son frère était l’homme nécessaire.

Mais comment aurait-elle pu y réussir, lorsqu’elle ne parvenait pas à convaincre l’intéressé lui-même. Le cardinal était souvent las du métier que sa sœur lui imposait : « Etrange pays que la Cour, disait-il parfois, et où je serais bien fâché de laisser mes os ! » Et il rêve de se retirer fort canoniquement dans son diocèse. Sa sœur ne le lui permet pas : « Mon frère m’a déclaré qu’il ne restait à Paris qu’à cause de moi... que l’opinion publique ne lui faisait rien, qu’il serait très content et très heureux dans son Lyon... Je crois, mon cher duc, que si vous ne venez à bout de lui faire avoir quelque conversation avec le Roi, nous ne pourrons le retenir ; tout cela me tracasse, j’ai la fièvre depuis hier. » Corps et âme, elle est prise tout entière par cette passion du pouvoir. Quand elle écrit : « Ce M. de Rennes me tracasse furieusement l’esprit, » ou encore : « Je meurs d’impatience de savoir le parti que prendra le Roi, » on sent que toute sa vie, toutes ses énergies physiques sont engagées dans cette chasse. Elle est lancée d’un mouvement si irrésistible, qu’elle en oublie parfois toutes ses habiletés, et qu’il lui arrive de lâcher quelque aveu trop ingénu, comme ce cri si spontané et si douloureux, quand elle apprend que Mme de la Tournelle se livre imprudemment à des amies peu sûres : « Mon Dieu, je l’avais fait prier de n’avoir d’autre confidente que moi ! » « N’oubliez pas, dit-elle encore à Richelieu, qu’il faut que mon frère obtienne quelque chose et qu’il est temps plus que jamais. Il faut un département à un homme qui a envie de bien faire et qui veut servir ses amis. »