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sympathie, de tels retentissemens de la souffrance d’autrui, de tels élans secourables, on comprend son impérieuse éthique. Pour Ruskin, l’individu ne se possède pas lui-même : il appartient à son groupe. Il a son être dans la cité, comme la cellule d’un corps vivant dans ce corps, et la fonction de la morale est de le modeler suivant la forme qui servira la forme de la cité. C’est de la cité même, puisqu’elle s’est fait sa morale, qu’il reçoit cette forme, comme, sans doute, la structure de la cellule dépend de la structure spécifique du corps vivant en même temps qu’elle concourt à le produire. Que la morale baisse, qui construit la cité en construisant l’individu et la cité se décompose. Cette morale et la religion qui la fonde sur l’absolu, sont proprement son âme, son principe de vie et de forme, analogue à celui qui anime la créature particulière, son pneuma plastique, tout autre que celui de la machine à vapeur, et qui, fût-il même réductible à quelque formule thermo-dynamique, resterait, comme on l’a vu, d’essence inaccessible, justement parce qu’il est la vie et qu’il a mis au jour une forme véritable. A Ruskin sociologue, comme à Ruskin moraliste et théoricien d’art, c’est toujours le caractère qui importe par-dessus tout. L’individu ne trouve le sien que dans son groupe, et en s’y subordonnant. Qu’il se déracine à la moderne, à l’américaine, qu’il prétende se suffire et n’ait foi qu’aux seuls calculs de sa claire et courte raison particulière, qu’il se considère comme dupe s’il cherche autre chose que son succès et son plaisir, et l’intérêt qu’il présente diminue dans la proportion où il se limite à lui-même. Finalement Ruskin le méprise, comme il abomine les sociétés nouvelles fondées sur le culte de l’individu et de la raison, les sociétés à demi dissociées où ce type abonde.

De là tant de traits secondaires de sa pensée et de sa doctrine, d’abord sa préférence pour les époques où l’individu fixé au sol natal et dans son rang social, moralement et physiquement localisé, recevait son fort et précis caractère de sa religion et de sa cité, de sa caste, de sa corporation, de sa famille, toutes ses pensées déterminées par les idées maîtresses d’une certaine civilisation, tous ses gestes régis par les commandemens très stricts de la tradition et de la coutume. De là encore sa prédilection pour les arts et les monumens de ce passé qui manifestent, non pas un génie personnel, mais une âme collective, pour les