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consulaire ; des conseillers d’État à la mine épanouie, et des ambassadeurs à la face renfrognée ; des ministres à l’attitude ou servile ou sournoise ; la bigarrure des livrées rétablies, jaune, bleue, rouge et verte ; des mamelouks tenant en laisse des genêts d’Espagne ; un carrosse à six chevaux, et dans cet équipage les deux « petits consuls » que nul ne remarquait, et celui-là dont le maigre visage attirait tous les regards, Bonaparte. Oh ! comme on l’avait applaudi, ce « génie tutélaire, » ce favori de la victoire renonçant désormais au plaisir de vaincre : Bonaparte l’ami du peuple, Bonaparte le Grand Consul !… Et cependant en ce concert d’acclamations, les gens de police avaient relevé bien des mots dissonans. D’abord, chez les soldats. Formant la haie au long des rues, les grognards avaient ricané. « Le nabot s’encapucine ! Prend-il nos fusils pour des cierges ? » — une simple plaisanterie, au demeurant. Mais certains personnages, répandus dans la foule, avaient proféré de menaçantes injures, — des gens à la face enragée, portant avec l’habit bourgeois le chapeau militaire : les officiers mis en réforme.

C’étaient, ceux-là, d’indomptables soudards, résidu des armées de 93 ; de vieilles moustaches, de grisonnantes « nageoires, » — lurons venus jadis au régiment, en blouse et en sabots. Au cours des marches harassantes, dans les polders de la Batavie, les sapinières de la Forêt-Noire ou les mûraies de la Cisalpine, le soleil et le gel avaient brûlé tous ces visages, le plomb de l’Autrichien troué toutes ces poitrines. Des « durs à cuire, » les camarades, des « braves à quatre poils, » des enfans chéris de la gloire !… mais Bonaparte ne les aimait pas. L’ancienne armée lui déplaisait, cette victorieuse de Jemmapes et de Fleurus, de Zurich et de Hohenlinden. Il s’alarmait de voir survivre en elle l’esprit des Jacobins, — ces odieux Jacobins qu’il déportait en masse aux Seychelles et dans la Guyane. Façonnant aujourd’hui la France au gré de son génie, il entendait triturer à sa guise les 244 demi-brigades de la République, et leur créer une âme nouvelle. Le soldat devait être sa chose, l’officier ne plus rien connaître d’un Jourdan, d’un Pichegru, d’un Brune, d’un Augereau, d’un Masséna, ni surtout d’un Moreau. Vains désirs ! Il n’avait pu mater l’orgueil rebelle des glorieux va-nu-pieds de l’an II, pas même discipliner leurs souvenirs. Les Mayençais de 93, légendaires fricasseurs des semelles de leurs bottes, les compagnons de Pichegru, conquérans de flotte hollandaise,