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quémandeurs ; à chaque revue de quintidi, ils accouraient de plus en plus nombreux. Cette France de 1802 ressemblait fort à la France d’à présent ; la nation philosophe avait pieusement gardé le culte des émargemens ; on postulait beaucoup, dès cette époque, on importunait, on impatientait les ministres, et souvent, de guerre lasse, on s’adressait au maître suprême, distributeur d’emplois et redresseur des torts. A l’issue de chaque parade, se jouaient d’amusantes comédies. Après le défilé des troupes, quand le dernier canon avait disparu dans un nuage de poussière, Bonaparte descendait de cheval. Il traversait alors la cour des Tuileries pour s’arrêter devant le dôme. Et soudain se ruait vers lui toute une cohue plaintive, en brandissant des pétitions. Roide, sec, hautain, il daignait, d’ordinaire, écouter quelques doléances ; requêtes et apostilles allaient s’entasser ensuite dans une corbeille : elles dorment encore dans nos archives leur grand sommeil d’oubli. Parfois, il poussait son cheval jusqu’au milieu du Carrousel. Le populaire l’entourait aussitôt ; d’aucuns l’apostrophaient familièrement, et, durant quelques minutes, Bonaparte dialoguait avec maman Radis, la gargotière, avec Cadet-Buteux, passeur à la Râpée… Une pareille mise en scène lui semblait nécessaire. Courtisant les faveurs de la foule, il se voulait créer une légende de bonté : « Saint Louis et son chêne de justice… Titus, délices du genre humain… » Maintes fois, pourtant, les familiers du Consul l’avaient supplié de renoncer à cette dangereuse fantaisie. Un Chouan, un « anarchiste, » émule de Saint-Réjant ou d’Arena, trouvait ainsi licence de perpétrer un attentat facile. Mais tant de bonnes raisons n’arrivaient pas à convaincre cet obstiné ; sa réplique était péremptoire : « Moi, je fais mon métier ; à la police de faire le sien !… » Un entêtement de fataliste !


La place du Carrousel s’emplissait, maintenant, d’une plèbe curieuse et musardante. Bien que toujours les mêmes, ces revues décadaires étaient pour le Parisien un spectacle toujours nouveau. Jean Niquedouille, l’apprenti, y venait reluquer les sapeurs : « des mages militaires, » au dire de sir John Carr ; Fanchon la ravaudeuse y admirait son tambour-major. Les grenadiers de la Garde surtout offraient à l’émerveillement populaire un colosse empanaché et soutaché, si reluisant et si rutilant, qu’il n’avait son pareil dans la République. Cet homme