Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 42.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courageux et couronnés de succès pour maintenir l’ordre, la paix et rendre la France heureuse, — elle l’était, — se terminent ainsi ? J’ai écouté, j’ai lu d’heure en heure le récit de ce qui est arrivé. Je ne peux pas encore croire que ce soit vrai ; mais si mes bien-aimés parens et le reste de la famille sont du moins sains et saufs, je ne m’inquiète pas d’autre chose. Dans ces heures douloureuses que nous venons de traverser, j’ai simplement demandé à Dieu d’épargner les vies, et je ne lui demande encore que cela ; mais nous ne savons pas s’ils sont tous sauvés ; et jusqu’à ce que j’aie des nouvelles de mes infortunés parens, de mes malheureux frères partis au loin, de tous ceux pour lesquels je donnerais ma vie à tout moment, et dont je ne peux même pas partager ou alléger le sort, je ne saurais vivre.

J’étais sûre, ma bien-aimée Victoria, que vous nous plaindriez et seriez avec nous de tout cœur quand vous connaîtriez ces terribles événemens. J’ai reçu hier vos deux aimables, généreuses, affectueuses lettres des 25 et 26 et vous en remercie de tout mon cœur, ainsi que de votre sympathie et de celle d’Albert.

Notre angoisse a été indescriptible. Nous sommes restés trente-six heures sans aucune nouvelle, sans même savoir si mes parens et la famille étaient encore vivans ou non, sans connaître leur sort. La mort n’est pas plus affreuse que ce que nous avons enduré pendant ces horribles heures. Nous ne savons encore que penser, que croire, je pourrais presque dire que souhaiter ; nous sommes étourdis et anéantis par ce terrible coup ; ce qui est arrivé est inconcevable, incompréhensible ; cela nous paraît comme un rêve effrayant. Hélas ! je crains que mon cher bien-aimé père n’ait été entraîné par son extrême courage, par ce même courage qui a fait son succès et qui était une partie de sa force. Car, c’est étrange à dire, même ceux, qui déplorèrent, le plus sa résolution de ne jamais céder sur certaines choses, lui faisaient honneur de sa ténacité. Son système de paix et de résistance, ou pour mieux dire d’immobilité, poussé trop loin, le perdit, comme la guerre perdit Napoléon. S’il avait moins évité la guerre en toutes occasions, et accordé à temps quelques légères réformes, il aurait, satisfait l’opinion publique et serait encore, comme il l’était il y a seulement huit jours, fort, aimé et respecté ! L’arrivée de Guizot au pouvoir a été aussi fatale que sa chute, et il est peut-être la première cause de notre ruine, bien que mon père ne puisse pas être blâmé de l’avoir appelé