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nous arrivions à la terre des Cyclopes, race violente, qui ne connaît aucune loi[1]. » Et c’est tout. Le poète qui parle ainsi voudrait, d’après M. Bérard, nous donner à comprendre que son héros a franchi environ deux cents lieues de mer, longé la côte d’Afrique, passé à l’Ouest de la Sicile, traversé la mer Tyrrhénienne et abordé enfin en Italie. Était-ce vraiment la peine qu’il eût recueilli des informations si précises pour s’en servir de cette manière ?

Ainsi l’hypothèse d’un document géographique qui aurait servi de fondement à la fiction du voyage d’Ulysse doit être écartée. Il n’en résulte pas, bien entendu, qu’il n’y ait rien de réel derrière cette fiction. Plusieurs des récits dont elle se compose peuvent contenir quelque souvenir plus ou moins altéré de certaines navigations, volontaires ou non, dont on avait parlé en Ionie ; et rien n’empêche d’admettre que des élémens phéniciens s’y soient mélangés à ce que les marins grecs avaient vu ou croyaient avoir vu par eux-mêmes. Mais, en ce cas, il paraît bien impossible aujourd’hui d’en faire le discernement. Lorsque l’invention des aèdes fit errer Ulysse à travers les mers, il dut naturellement y rencontrer les êtres merveilleux qui étaient censés habiter les îles et les terres inconnues. C’est ainsi qu’ils furent introduits dans son histoire, à mesure qu’elle devenait plus populaire. Son voyage lui-même fut maintenu en dehors de toute géographie déterminée, afin de se mieux prêter à toutes les rencontres. On admit, d’une manière générale, qu’il avait été emporté vers le couchant, parce que c’était de ce côté qu’il y avait alors le plus d’inconnu. Mais on se garda bien de lui faire suivre des routes maritimes ordinairement fréquentées. Voyageur de la poésie, il ne devait errer et séjourner que dans des régions de mystère.

Ses aventures constituent dans le poème actuel une série dont l’ordre est déterminé par des raisons qu’on peut découvrir. Cet ordre, par conséquent, dénote un travail de réflexion et de composition. S’ensuit-il que l’ensemble des récits d’Ulysse ait été composé d’un seul jet ? L’étude attentive des détails ne permet pas de le croire. Sans vouloir résumer ici tout ce qui a été dit à ce sujet et sans essayer de prévoir ce qu’on en pourra dire encore, il suffit de rappeler que la pièce centrale de cette partie

  1. Odyssée, IX, 105-106.