Page:Revue des Deux Mondes - 1907 - tome 40.djvu/159

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut-il être franc-maçon ? nous le montre plein d’amertume contre la « poignée d’hommes d’argent » qui faisaient la force du « libéralisme maçonnique. »

« Que deviendrait le monde, écrivait-il, si celle cour princière de la richesse moderne, si cette fraction humaine qui ne croit plus ni en Dieu ni en Jésus ni à la dignité de l’âme, qui ne sert que les intérêts matériels et les plaisirs sensibles, fortifiée par une organisation secrète et inconnue, pouvait se faire passer pour l’élite du genre humain et traiter le pauvre peuple en conséquence ? » Et puis, interpellant un publiciste franc-maçon qui avait affirmé que la maçonnerie se souciait fort peu de recruter des bateliers, des ouvriers et des domestiques : « Voilà bien, s’exclamait Ketteler, la différence pratique qui sépare la franc-maçonnerie de l’Eglise. Pour nous, nous le proclamons avec joie, nous nous soucions autant des bateliers, des ouvriers et des paysans, que des princes et des rois ; nous plaçons la dignité humaine au-dessus de toute distinction, et nous déplorons amèrement cette façon de penser qui met le riche fabricant au-dessus du pauvre laboureur. » La lutte doctrinale entre le christianisme et le libéralisme matérialiste se transformait, devant l’imagination de Ketteler, en une lutte sociale, dans laquelle le christianisme avait pour lui les pauvres, et dans laquelle le libéralisme matérialiste gardait comme clientèle l’aristocratie d’argent.

Au fond de l’Evangile nouveau que prêchait aux pauvres Ferdinand Lassalle, Ketteler, sans doute, retrouvait le matérialisme, et cela même lui permettait de dire aux « libéraux » que le socialisme, qui les déposséderait, était la conséquence fatale de leur propre philosophie ; mais il ne pouvait se défendre de quelque sympathie pour la belle franchise avec laquelle Lassalle, poursuivi en 1862 devant le tribunal de Berlin, avait célébré le respect du moyen âge chrétien pour le droit à la libre science ; et puis, dans la critique que faisait Lassalle de l’ordre social, très nombreux étaient les points où la pensée de Ketteler joignait aisément la sienne. Trois ans avant que Marx, dans son livre du Capital, ne construisît à grand renfort de chiffres la théorie du « travail marchandise, » Ketteler, s’inspirant évidemment de la Réponse publique de Lassalle, qui date de 1862, esquissait déjà quelques-uns des traits de cette théorie. Ainsi l’évêque de Mayence, comme analyste des réalités économiques, était singulièrement proche de Lassalle ; et l’on s’explique dès lors que,