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vient ; triste, elle chante et habille chaque ruche d’un lambeau noir J’écoute en tremblant… Le soleil d’été me fait froid comme de la neige, car je comprends qu’elle parle aux abeilles d’une âme partie pour le voyage que nous ferons tous. Et je pense : « Aujourd’hui ma petite Marie pleure sur un mort : sans doute, c’est l’aveugle, son grand-père, qui oublie les souffrances de la vieillesse dans le dernier sommeil. » Mais son chien gémit d’une voix sourde… Au seuil de la porte, le menton posé sur sa canne, le vieil homme est assis… Et la fillette continue de chanter aux abeilles qui entrent et sortent de la ruche. Et la chanson qu’elle dit résonnera à jamais dans mes oreilles : « Restez chez vous, chères abeilles, ne volez pas au dehors ! Notre maîtresse Marie est morte, elle est partie loin de nous ! »


III

William Cullen Bryant débuta à dix-huit ans comme l’auteur d’un petit poème, Thanatopsis, qui, du jour au lendemain, lui donna de la notoriété en Angleterre et en Amérique. Cependant, ce ne furent ni l’amour ni la nature qu’il choisit comme « leit motiv » de ses inspirations : ce fut la mort, — non pas le squelette que l’on place dans la salle du festin pour exciter l’ardeur des convives, mais la mort envisagée comme le témoin tragique qui guette notre fin, qui, en pleine vie, dresse devant nous le spectre lugubre, la minute du passage dans un autre monde où il y aura des comptes à rendre ; la mort infinie, terrible, éternelle, auprès de laquelle toute réalité du temps s’évanouit.

Voici comment s’ouvre le poème Thanatopsis : « Quand les amères pensées de la dernière heure s’abattent sur l’âme comme un fléau ; quand les funèbres images de l’agonie, le cercueil avec son linceul, la nuit oppressante, la demeure étroite, te font frémir et étreignent ton cœur, va sous le ciel ouvert, écoute les enseignemens de la nature, tandis qu’autour de toi, du sol et de ses eaux, de la profondeur de l’éther, s’élève une parole calme. Des quatre coins de la terre, cette parole dit que tout doit mourir. »

Si l’on songe d’autre part qu’un garçon de seize ans écrivit comme conclusion de son poème les vers qu’on va lire, si l’on songe que, encore aujourd’hui, de l’autre côté de l’Océan, tous les petits écoliers les récitent par cœur, on comprend mieux