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esprit. « Après les discussions sans fin engagées avec mes amis, je reconnus que j’étais également incapable, soit de les convaincre d’erreur, soit de leur enseigner la vérité. Je compris alors le devoir imposé à notre patriotisme par cet état d’impuissance. L’indifférence pour la vérité eût été impardonnable dans un temps où l’erreur déchaînait tant de maux sur notre race. Je pris donc la résolution de chercher le remède à ces maux, en même temps que je ferais l’apprentissage de mon métier. J’étais déjà fixé sur un point essentiel : à savoir que, dans la science des sociétés, comme dans la science des métaux, je ne me croirais en possession de la vérité, que lorsque ma conviction pourrait s’appuyer sur l’observation des faits[1]. » C’est ainsi que les voyages sauvèrent Le Play de la chimère des inventions sociales. Lorsqu’en 1855, il se décida à publier les Ouvriers européens, cette œuvre résumait vingt-cinq années d’observations, de comparaison et d’induction ; telles étaient les trois étapes qu’avait suivies cet esprit méthodique, impartial et loyal.

Mais n’est-ce pas une illusion ? Le Play a-t-il créé une méthode et analysé, grâce à elle, les élémens si divers de l’organisation sociale ? Si l’analyse des minerais devait le préparer à l’étude minutieuse des phénomènes sociaux, il s’en faut qu’il ait trouvé immédiatement le procédé d’observation. « La méthode employée n’a pas été inventée de toutes pièces, écrit-il ; elle s’est imposée peu à peu à l’auteur, à mesure qu’il acquérait, par l’observation même, la connaissance des faits matériels et moraux qui président à l’organisation des sociétés[2]. » Quelle a donc été la marche suivie par Le Play ? « J’ai appliqué, à l’observation des sociétés humaines, des règles analogues à celles qui avaient dressé mon esprit à l’étude des minéraux et des plantes. J’ai construit un mécanisme scientifique : en d’autres termes, j’ai créé une méthode, qui m’a permis de connaître personnellement toutes les nuances de paix et de discorde, de prospérité et de souffrance que présentent, en Europe, les sociétés contemporaines[3]. » Arrivé dans une région dont il ne connaissait que la géographie physique, le jeune voyageur observait les groupemens que font naître entre les hommes les besoins de la

  1. La Constitution essentielle de l’humanité. Exposé des principes et des coutumes qui créent la prospérité ou la souffrance des nations. Dentu, 1881, p. 3.
  2. Les Ouvriers européens, t. I, liv. I, chap. I, § 6.
  3. Id., ibid., t. I, p. VIII.