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moyens ? C’est ce qu’il est quelquefois assez difficile de dire, mais surtout un peu long, et si nous le pouvions, ce n’est pas ici que nous le ferions. Mais ce qui est certain, c’est que leur passage fait trace profondément dans l’histoire d’une langue, et on n’écrit plus « après eux, » comme on faisait avant qu’ils eussent paru. Balzac, évidemment, n’est pas de cette famille ! Il a pu traiter en quelque sorte la langue à sa manière, et modifier la notion du style en assignant, de fait, à l’art d’écrire un tout autre objet que lui-même : il n’a point agi, à proprement parler, sur l’art d’écrire, et sa manière comme écrivain n’a point fait école. Elle manquait pour cela de « puissance, » ou du moins d’un certain degré de puissance, et surtout d’« originalité. » Ses plus belles pages, qui ne sont pas très nombreuses, ou plutôt qu’il n’est pas facile de détacher et d’isoler de leur contexte ou de leur cadre, sont belles, mais ne le sont point pour et par des qualités de style inimitables et uniques. On n’y voit point éclater ce don de l’invention verbale qui est si caractéristique du génie naturel du style. Et, pour achever enfin de bien marquer sa place dans l’histoire de la prose française, il suffira de dire, en terminant, que toutes ces qualités qui lui manquent, — et que nous ne lui reprochons pas de ne pas avoir eues, — sont précisément les qualités d’un Victor Hugo.


VII

Mais si l’écrivain n’est pas du premier ordre, nous avons peut-être le droit de dire, au terme de cette étude, qu’il en est autrement du romancier, et qu’aucune littérature de l’Europe moderne n’en a connu de plus grand. Les temps sont désormais passés où l’on croyait encore pouvoir lui comparer, comme Sainte-Beuve, l’auteur des Trois Mousquetaires, ou celui des Mystères de Paris ; et, pour parler de nos contemporains, je ne pense pas que ni l’auteur de Crime et Châtiment, ni celui d’Anna Karénine, qui d’ailleurs lui doivent tant, l’aient surpassé. de quelque point de vue que l’on étudie les romans de Balzac ; et, comme nous venons de le faire, que l’on essaie de montrer ce qu’ils ont en eux que l’on ne trouve qu’en eux, ou, au contraire, et comme on le fait plus souvent, que l’on essaie de reconnaître dans Eugénie Grandet ou dans César Birotteau, dans Un ménage de Garçon ou dans la Cousine Bette, les qualités que l’on