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don Juan quelques-uns des Vardes et des Guiche. Les « grandes coquettes » n’étaient pas rares à la cour de Louis XIV[1].

  1. On pourrait peut-être retrouver encore quelques traits de Célimène dans un personnage épisodique du Grand Cyrus de Mlle de Scudéri.
    Je parcourais un jour, distraitement, l’Histoire littéraire des femmes françaises, de l’abbé de La Porte [Paris, 1769, Lacombe, 5 vol, in-8o] quand, à l’article de Mlle de Scudéri, je rencontrai le passage suivant [t. I, p. 178] :
    « ... Enfin la dernière histoire est de l’amant jaloux : celle qu’il aime est recherchée par plusieurs personnes de qualité, qu’elle traite civilement. Il les regarde comme autant d’amans favorisés. On lui déclare qu’on l’aime plus que tous les autres ; sa jalousie ne diminue point par un aveu si flatteur ; enfin sa maîtresse, qui ne prévoit que des malheurs de la part d’un caractère aussi singulier, lui déclare qu’elle ne l’épousera jamais, quoiqu’elle l’aime uniquement. »
    N’eût-on pas dit, en quelques lignes, une analyse du Misanthrope ? Je me mis donc à la recherche de l’histoire de l’Amant Jaloux, et comme le passage de l’Histoire littéraire ni n’en indiquait le lieu, ni ne donnait les noms des personnages, j’employai bien une huitaine de jours à explorer le Grand Cyrus. Enfin je retrouvai l’épisode, et on le trouvera au tome III, livre premier, du Grand Cyrus, p. 225 de l’édition de 1654. L’imitation qu’il se pourrait que Molière en eût faite, — car je ne veux rien affirmer, — et qui ne paraissait pas douteuse dans le résumé de l’Histoire littéraire, est ici moins évidente et comme noyée dans la prolixité coutumière de Mlle de Scudéri. On jugera pourtant si quelques traits ne méritent pas d’en être retenus, et de passer dans les annotations qu’on fait au Misanthrope.
    « Je suivais Alcidamie, — c’est le nom de la personne, et l’amant jaloux conte lui-même son histoire, — ou je la faisais suivre en tous lieux, car encore qu’elle eût eu la bonté de me donner quelque espérance, elle ne laissait pas de conserver l’égalité de son humeur pour tout le monde, et d’avoir une civilité universelle, qui me faisait désespérer, et qui faisait aussi que je la persécutais étrangement. »
    Voici un autre passage :
    « Puisque c’est un mal incurable [que votre jalousie], me dit-elle, il ne faut donc point songer à le guérir, et il ne faut penser qu’à le cacher si bien que personne ne s’en aperçoive ! — Je voudrais le pouvoir faire, lui dis-je, mais le moyen de vous voir éternellement entourée de personnes qui vous sont agréables, sans en témoigner du chagrin ? — Quoi, dit-elle, vous voudriez que je ne visse jamais que des personnes incommodes ! que je fusse toujours en des lieux fâcheux et peu divertissans ! que je haïsse la musique ; que je n’aimasse point la promenade ; que la conversation me déplût ; et que je passasse enfin toute ma vie dans la solitude ! — Je n’en souhaite pas tant, lui dis-je, mais je voudrais bien, s’il était possible, que le prince Polycrate, Théanor, Timisias, et même Hipparque, ne fussent pas aussi bien avec vous que Léontidas. » Léontidas, c’est lui-même.
    Un dernier rapprochement ne paraîtra pas moins intéressant :
    « Alcidamie rougit à ce discours, et après avoir été quelque temps sans parler, elle commença de me dire qu’elle trouvait qu’il était à propos de me faire voir quel rang toutes ces personnes-là tenaient dans son cœur, et alors elle me dit : qu’elle estimait Polycrate comme un grand Prince, et qui de plus aimait passionnément Ménéclide son amie ; — que pour Théanor, elle n’avait pour lui ni haine, ni amitié ; — que pour Timisias, elle avait plus de disposition à le haïr qu’à l’aimer ; — et que pour Hipparque, elle n’aimerait jamais sa personne, et toujours sa conversation. »
    Et la conversation se termine par cette déclaration d’Alcidamie : « qu’elle aimerait incomparablement mieux épouser un homme qui la haïrait, qu’un autre qui l’aimerait avec jalousie, » et le malheureux Léontidas n’a plus d’autre ressource que d’aller chercher loin d’elle :
    ... un endroit écarté
    Où d’être en paix jaloux il ait la liberté.