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aurait montré comment, au prix de quels compromis, ou de quels honteux trafics, un grand seigneur qui n’a gardé de l’héritage de ses ancêtres que le goût de la vie brillante et le dédain de la médiocrité, peut, dans une époque où tout a changé, soutenir encore le paradoxe de mener une existence seigneuriale. Peut-être nous aurait-il choqués, révoltés, scandalisés. Il ne nous aurait pas déçus. Le dénouement par le suicide est pour nous une déception, parce qu’il dispense l’auteur de prendre parti, et de choisir entre les deux solutions sur lesquelles il a, pendant toute la soirée, concentré notre attention. A quoi bon les agiter devant nos yeux, nous les représenter d’acte en acte modifiées par le progrès de l’action, éclairées tantôt d’un jour et tantôt d’un autre, si c’était pour les abandonner ensuite et si l’auteur en tenait en réserve une troisième, à laquelle d’ailleurs rien ne nous avait préparés ? Car l’idée du suicide ne s’impose pas du premier coup à l’être humain ; elle commence par tenter et hanter le « sujet ; » mais aucun trait ne nous a fait prévoir que Mauferrand songeât à quitter la vie. Il nous a bien parlé, en passant, de quelque vague tristesse. On serait triste à moins. Ce qui donne à la pièce son mouvement, ce qui en fait la progression, ce qui peut produire en nous l’étreinte de l’émotion, c’est que nous sentons le duc de plus en plus étroitement serré par la double alternative, comme par les deux branches d’un étau, et que nous sommes persuadés qu’il ne peut échapper. Si, au contraire, il a un moyen d’échapper, tout change ; l’intérêt d’action disparaît ; ce ne sont plus que conversations sans objet. Le dénouement par le suicide est cela même : une échappatoire.

Dans la Rafale, la question posée par M. Bernstein est la suivante : Comment un homme qui n’est pas un simple filou, et qui a perdu au jeu l’argent des autres, va-t-il faire pour ne pas sombrer complètement dans cette conjoncture terrible ? Quelles ressources lui offrent les conditions économiques, sociales, morales de notre monde moderne ? Quels moyens conserve-t-il de sauver quelques bribes d’honnêteté ? L’auteur lui en offre deux ; je ne dis pas qu’ils soient excellens, mais ce sont les deux seuls entre lesquels on lui laisse à choisir. Une femme va lui apporter la somme dont il a besoin : elle a, pour lui, renoncé à sa propre situation, rompu avec sa famille, s’est placée en dehors de la Société. Il peut, en échange de tant de sacrifices, faire de cette femme la sienne et commencer avec elle une vie nouvelle. Ou bien il peut accepter les propositions de M. Lebourg, recevoir de lui la somme qui désintéressera ses créanciers, renvoyer sa maîtresse à un mari qui promet de fermer les yeux, et lui-même se faire oublier,