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Il n’est, certes, pas mauvais qu’un écrivain vienne, de temps à autre, secouer notre conscience qui s’endort et qu’il nous oblige à nous interroger sur nos principes. Malheur aux vérités qu’on n’attaque pas, car personne ne les défend, et, à force de les croire, on cesse de les pratiquer. Je ne suis donc pas sérieusement alarmé au sujet des théorèmes moraux que M. Shaw a pris pour cibles : ils lui survivront, et il aura aidé à les rajeunir, mais d’une façon indirecte et involontaire. Peut-être pouvait-il faire mieux. Un de ses personnages, un de ceux, je pense, en qui il s’incarne le plus volontiers, dit à peu près ceci : « Quand j’étais petit garçon, j’annonçais ma vocation de réformateur en brisant les palissades et en mettant le feu au Common… Je détruisais tant que je pouvais, car, voyez-vous ? dans tout réformateur, il y a un iconoclaste. » Erreur profonde ! L’iconoclaste et le réformateur sont des hommes différens. Tout au moins, ils représentent des heures différentes dans la même vie. M. Bernard Shaw a brisé assez de clôtures, incendié assez souvent le Common. Il s’en va grand temps qu’il nous bâtisse quelque chose, fût-ce une hutte où nous puissions reprendre haleine au milieu de l’étape. Indulgens et amusés, nous avons souri aux fantaisies de l’iconoclaste, qui, d’ailleurs, n’a cassé jusqu’à présent que des réductions en plâtre, à bon marché, des statues de nos dieux immortels : nous attendons le réformateur.


AUGUSTIN FILON.