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a accepté de quelqu’un que l’on ne nomme point, la mission d’intercepter ces documens, notamment des lettres de la citoyenne Bonaparte, dont le contenu doit éclairer sur des points délicats le vainqueur de Lodi. Déguisée en homme, elle surprend la confiance du jeune lieutenant envoyé à la recherche du courrier et lui soustrait les lettres. Après ce coup d’éclat, elle commet une de ces sottises comme les gens d’esprit n’en font que dans les comédies en venant se loger précisément dans l’auberge où Bonaparte a établi son quartier général. Singulier quartier général ! On n’y voit ni aides de camp ni officiers d’ordonnance, pas trace d’un état-major. Bien qu’un factionnaire à la porte. Bonaparte est servi par l’aubergiste italien qui parle comme parlerait M. Shaw lui-même et qui se moque très audacieusement de son illustre pensionnaire. Un peu plus tard, c’est au tour de l’aventurière cosmopolite de faire entendre à Bonaparte les cruelles vérités que lui réservait M. Bernard Shaw. Quant au vainqueur de Lodi, il paraît être un mélange du condottiere et du cabotin, beaucoup plus italien que français. Ai-je dit le vainqueur de Lodi ? Je me trompe. C’est un cheval qui a gagné la bataille de Lodi. Personne ne le savait, mais M. Bernard Shaw le sait. Oui, c’est un cheval qui, en voulant boire, a découvert le gué grâce auquel on a pu tourner Beaulieu et tomber sur ses derrières. Le maître du cheval n’y est pour rien, car c’est cet imbécile de lieutenant, qui représente l’armée française et toute la génération révolutionnaire. L’Europe a appartenu pendant vingt ans à ces soldats sans cervelle, à ces grands enfans qui avaient des nerfs d’acier et un courage stupide, mais qui ne comprenaient rien à rien, pas même à la guerre.

Dans le duel engagé avec sa belle ennemie, Napoléon aurait le dessous s’il n’usait de fourberie et de violence. Enfin il est en possession des papiers révélateurs. Il feint de les brûler sans les lire, mais nous savons qu’il a tout lu et tout digéré. Du reste, sa vengeance est facile, car, au baisser de la toile, il est seul avec sa mystificatrice et la contemple ardemment : ce qui suggère un dénouement un peu leste pour une pièce anglaise, née au jour de la rampe devant les bons bourgeois de Croydon.

L’action est conduite avec une dextérité que nous ne retrouverons pas chez M. Shaw, et je ne doute pas qu’elle n’obtienne un vif succès sur une grande scène, à la condition que l’on coupe sans miséricorde une conférence dont Bonaparte régale son