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en la renversant, que « les langues bien faites participent du caractère des sciences, » on aurait assez bien rendu ce que nous voulons dire.

C’est ce que nous reconnaîtrons donc si nous sommes justes envers les grammairiens du XVIIIe siècle : la clarté proverbiale de la langue française est en partie leur œuvre, et si l’on récrivait le Discours de Rivarol sur l’Universalité de la Langue française, c’est l’influence des grammairiens qu’il y faudrait mettre au premier rang. Ils peuvent encore se glorifier, au moment même où j’achève d’écrire ces pages, de l’article XV du traité russo-japonais : « Le présent traité sera signé — on a voulu dire « rédigé » — en double, en français et en anglais. Les textes en seront absolument conformes ; mais, en cas de contestation dans l’interprétation, le texte français fera foi. » On remarquera que c’est en vue du même objet, et comme un moyen de contribuer à la propagation de la langue française, que nos philologues, — héritiers naturels, quoique souvent ingrats, des Gamache et des Bellegarde, — nous proposent aujourd’hui de « réformer » notre orthographe.

Ce que j’en dis n’est pas une manière d’en revenir à la question de la réforme de l’orthographe, et pour le moment, nous la laisserons sommeiller. Mais une double observation que je ne puis m’empêcher de faire, c’est qu’il n’est pas prouvé que l’ « universalité » d’une langue soit en quelque sorte la mesure de sa perfection ; et, ce qui l’est encore moins, c’est que l’on doive sacrifier systématiquement toutes les autres qualités d’une langue à la poursuite et à la réalisation de cette « universalité. » Une langue est sans doute un moyen d’échange ou de communication des idées, et là même est sa fonction première, mais cette fonction n’est pas la seule, — si ce n’est en mandingue ou en bambara ; — et nos langues littéraires, avec le temps, sont devenues quelque chose de plus. Une langue est aussi une « œuvre d’art » ou, — pour ôter toute équivoque en modifiant l’expression, — une langue est un « moyen d’art ; » une langue est encore l’expression de ce qu’on appelle un « génie national ; » et une langue est enfin, dans une certaine mesure, avec ses défauts, ses verrues ou ses difformités, la créature, pour ainsi parler, de sa propre histoire, qu’elle ne saurait impunément renier. On reprochait au Père Bouhours d’avoir comparé dans ses écrits les langues « à tous les arts, à tous les artisans, cinq fois aux