Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/293

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Personne ne peut te jeter la pierre.

— On me la jette quand même. On a raison. Par bonheur, j’ai perdu mon homme avant.

— Il t’aurait défendue.

— Il l’aurait tuée.

— Et toi, tu l’aimes toujours ?

— C’est mon enfant.

— Allons, Pierrette, ne te décourage pas. Tant qu’on n’est pas mort, il n’y a rien de perdu. Rentre à la maison ; moi, je vais au pressoir vérifier les cuves.

— Merci, monsieur François.

De tout temps, elle avait, à la Vigie, collaboré aux lessives, aux vendanges et même par intérim à la cuisine : de là son usage des prénoms.

M. Roquevillard, quand elle fut partie, ne se pressa pas de la suivre. D’un coup d’œil amoureux il embrassa tout le domaine qui s’étendait à ses pieds : les vignes dépouillées dont il retrouverait au vin joyeux les tons de pourpre et d’or, les prés deux fois dévêtus, les vergers, et, par delà le petit ruisseau anonyme qui sépare les communes de Cognin et de Saint-Gassin, le bois de chênes et de fayards nuancé par l’automne comme un bouquet pâle. Sur cette terre aux cultures diverses, il ne lisait pas à cette heure l’histoire des saisons, mais celle de sa famille. Tel aïeul avait acheté ce champ, tel autre planté ce vignoble, et lui-même n’avait-il pas franchi la frontière de la commune pour acquérir ces arbres trop serrés qui réclamaient une coupe ? Se retournant vers les bâtimens de ferme, il reconnut la baraque primitive, changée en remise, que les premiers Roquevillard, des paysans, avaient construite, et il la compara à sa maison d’habitation solide et vaste, que décorait une éclatante vigne vierge. C’était, sur les mêmes lieux, la même race, mais fortifiée matériellement et moralement par un passé d’honneur, de travail et d’économie. Il lui fit hommage de son mérite en répétant la parole de la Fauchois :

— C’est toujours la faute de la famille.

La sienne avait, en outre, fourni au pays des hommes capables de servir utilement la chose publique, comme ils avaient administré leurs propres biens. Ainsi les générations se soutenaient les unes les autres pour la prospérité commune. Les plus lointains aïeux n’avaient-ils pas préparé son œuvre ? Cette terre qu’il fou