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un voyage à sparte.

illusion, » a répété indéfiniment Leconte de Lisle, mais il a cru dur comme fer à une Grèce qui n’a jamais existé que dans le cerveau de son ami.

Heureux de donner un admirateur à Ménard, qui ne s’en connaissait guère, Leconte de Lisle me conduisit un matin chez Polydor, humble et fameux crémier de la rue de Vaugirard. Les Grecs, fort éloignés de nos épaisses idées de luxe, ont toujours réduit leurs besoins matériels à une frugalité qui nous paraîtrait misérable. Le vieil helléniste avait une maison place de la Sorbonne et, dans cette maison, une jeune femme charmante, mais il venait se nourrir pour quelques sous chez Polydor. Je vis mon maître, je vis des petits yeux d’une lumière et d’un bleu admirables au milieu d’un visage ridé, un corps de chat maigre dans des habits râpés, des cheveux en broussailles : au total, un vieux pauvre animé par une allégresse d’enfant et qui éveillait notre vénération par sa spiritualité. Nul homme plus épuré de parcelles vulgaires. Si j’aime un peu l’humanité, c’est qu’elle renferme quelques êtres de cette sorte, que d’ailleurs elle écrase soigneusement.

Depuis cette première rencontre, je n’ai jamais cessé d’entretenir des relations avec Louis Ménard. Je montais parfois l’escalier de sa maison de la place de la Sorbonne. J’évitais que ce fût après le soleil couché, car, sitôt la nuit venue, en toute saison, il se mettait au lit, n’aimant pas à faire des dépenses de lumière. Il occupait à l’étage le plus élevé une sorte d’atelier vitré où il faisait figure d’alchimiste dans la poussière et l’encombrement. On y voyait toute la Grèce en moulages et en gravures qu’il nous présentait d’une main charmante, prodigieusement sale. D’autres fois, nous faisions des promenades le long des trottoirs. Il portait roulé autour de son cou maigre un petit boa d’enfant, un mimi blanc en poil de lapin. Peut-être que certains passans le regardaient avec scandale, mais, dans le même moment, il prodiguait d’incomparables richesses, des éruditions, des symboles, un tas d’explications abondantes, ingénieuses, très nobles, sur les dieux, les héros, la nature, l’âme et la politique : autant de merveilles qu’il avait retrouvées sous les ruines des vieux sanctuaires.


C’était un homme un peu bizarre, en même temps que l’esprit le plus subtil et le plus gentil, ce Louis Ménard ! En voilà un