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l’ingratitude proverbiale du Saint-Siège. Le Pape lui a fait écrire officiellement par le cardinal Pacca « qu’il ne souffrirait pas qu’il fût réélu général de son ordre, ni qu’il y acceptât aucune charge qui l’obligeât de résider à Rome. » Voilà la récompense de vingt ans de travaux et de dévouement. Le résultat sera de tuer ces pauvres théatins, dont l’ordre se mourait et que le P. Ventura avait ressuscité : aussi toutes les voix de ses religieux lui étaient-elles assurées à la nouvelle élection. Il paraît que la diplomatie s’en est mêlée, sans préjudice aucun de la jalousie jésuitique. Pour moi, sachant désormais à quoi m’en tenir sur beaucoup de choses à l’égard desquelles j’avais jusqu’ici vécu dans l’illusion d’une âme simple et droite, ma pensée, mon amour et tout mon être a pris une nouvelle direction. Résolu de ne plus m’occuper, ni de près ni de loin, de l’Eglise et de ses affaires, j’attends paisiblement que la volonté de Dieu s’accomplisse sur elle, et je me renferme exclusivement dans la philosophie, la science et la politique, où je ne crains point qu’on vienne me troubler ; non certes faute d’envie, mais parce que là je me sens fort, m’y sentant indépendant. La Providence a envoyé Grégoire XVI pour clore une longue période de crimes et d’ignominie, pour montrer au monde jusqu’où peut descendre la partie humaine de l’institution divine : qu’il achève son œuvre, et l’achève vite. Quod facis, fac citius. Pendant que ce mystère effrayant s’accomplit au fond de la vallée, dans les ténèbres, je monterai, de mes désirs au moins, sur la montagne pour y chercher à l’horizon la première lueur du jour qui va poindre[1].

  1. Nous avons la réponse de M. Vuarin à cette sombre et douloureuse lettre : elle est datée du 30 mai 1833. Très modérée de ton et comme toujours très affectueuse, elle donne au fond très nettement tort à Lamennais. « Je suis peiné, lui disait-il, de vous voir livré à des pensées sinistres, particulièrement sur le personnel du chef de la grande maison de banque avec laquelle vous avez été en rapport l’année dernière. [Ces expressions bizarres avaient pour objet de dépister la police. ] Je suis loin de contester le fait de l’alliage qui se mêle à l’or pur, mais je reste bien convaincu que la partie divine de l’institution prédomine toujours. Je n’ai pas le moindre doute sur la pureté des intentions du maître de maison : il faut convenir que sa position est difficile et que les circonstances sont inouïes.
    « Je n’ai pas cessé de rendre hommage, mon très cher ami, à la droiture de votre cœur et de votre conscience, mais je crois que vous vous êtes mépris en espérant que les journées accomplies à Paris, à Bruxelles et à Varsovie en 1830 nous préparaient un avenir dont les enfans de la foi et les amis de l’ordre social auraient à se féliciter. Pour moi, je n’ai rien attendu de bon des convulsions des enfans de la terre, et depuis le mois d’août 1830, j’ai fermé les yeux et me suis interdit toute conjecture et même tout vœu sur les événemens dont l’avenir est gros ; je me suis renfermé dans la politique de Mme de Sévigné : « Providence de mon Dieu, puisque vous ne voulez pas faire à ma fantaisie, faites comme vous l’entendrez… » Je vous réitère de tout mon cœur, mon très cher ami, l’assurance de mon tendre respect et de mon inaltérable attachement. »
    Nous avons, pour cette même année 1833, trois autres lettres de M. Vuarin à Lamennais, sous la date des 19 août, 1er novembre et 21 décembre. Elles répondent à trois lettres de Lamennais, datées des 4 août, 14 septembre et 13 décembre, qui ne nous sont malheureusement point parvenues. La lettre du 4 août était accompagnée de la copie de celle que, le même jour, Lamennais adressait à Grégoire XVI, et dans laquelle il paraissait faire sa soumission « sans aucune réserve ; » on la trouvera dans Forgues (t. II, p. 308-310). M. Vuarin éprouva « jouissance et consolation » à la lire. « Il me tarde de savoir, ajoutait-il, si vous avez reçu une réponse et de la connaître. » Lamennais ayant été amené à faire, pour se rétracter, sous la date du 11 décembre, une Déclaration plus formelle encore (cf. Forgues, p. 343), il en informe aussitôt son ami : « Votre lettre du 13 courant, lui écrivit aussitôt ce dernier, excellent et très cher ami, a été pour moi le sujet d’une douce consolation. J’en ai béni Dieu de tout cœur. Mme Potocka éprouve la même joie… Je suis persuadé que, depuis votre dernière démarche, vous avez l’âme plus en repos. J’espère que les taquins vous laisseront dormir en paix. Vous pourrez désormais leur opposer le silence du dédain, sans compromettre aucun intérêt… » Les « taquins, » malheureusement, continuèrent leur œuvre, et, alors que tout semblait terminé et apaisé, le 30 avril 1834, éclataient les Paroles d’un croyant. Le 15 juillet suivant, l’Encyclique Singulari nos déclarait le livre mole quidem exiguum, pravitate tamen ingentem ; et Lamennais sortait de l’Église pour n’y plus jamais rentrer.
    M. Vuarin cependant ne désespérait pas de l’y voir rentrer quelque jour. Nous n’avons, en 1834 et 1835, aucune lettre des deux amis. Mais le 8 février 1836, M. Vuarin écrivait à Lamennais, en lui annonçant la mort de Mme de Senfft, une lettre qui ne pouvait manquer de le toucher : « Mes sentimens et mes vœux pour vous, lui disait-il, excellent et très cher ami, sont toujours ceux de la plus sincère affection et du plus vif intérêt… Vous nous avez bien contristés (je parle au nom de tous nos amis communs) ; et comme vous nous réjouiriez et nous rendriez heureux si vous vous replaciez franchement et noblement sur la ligne où nous avons combattu ensemble ! Vous connaissez assez la droiture de cœur, Je puis même ajouter la rectitude de jugement de vos anciens amis ; et pourquoi vous persuaderiez-vous que vous avez seul raison contre tous ? Qu’ils soient d’un esprit inférieur au vôtre, vous ne pouvez vous défier de leur cœur et de leur conscience ; ces deux guides sont ordinairement plus sûrs dans la recherche de la vérité. Et puis, mieux vaut dire : Je crois à l’Église unie à son chef, que de dire : Je crois en moi… Excellent et tendre ami, revenez à nous : si vous vous trompez, vous pourrez dire à Dieu : Je me suis défié de moi-même, et j’ai sacrifié mes opinions à la conviction de nombreux et anciens amis dont la droiture éprouvée a entraîné mon cœur, ma conscience, et a subjugué ma raison par la certitude que leurs vues étaient pures et désintéressées. Combien de fois j’aurais voulu aller vous embrasser, si nous n’avions pas été à une si grande distance l’un de l’autre ; mais comme il n’y en a point pour les cœurs, je vous ai toujours aimé et toujours plaint… J’ai la confiance que ces lignes trouveront l’entrée de votre cœur, lors même que votre esprit serait tenté de les rejeter. Adieu… »