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Elle ne mange presque plus ; pour éteindre sa fièvre, elle passe quotidiennement plusieurs heures dans le bain ; elle calme ses nerfs affolés avec d’énormes doses d’opium. Sur quoi, en vue de s’étourdir, elle reprend fougueusement l’existence mondaine d’autrefois, soupe en ville, rouvre son salon, court les spectacles avec rage. Quand ces moyens ne suffisent plus et qu’elle sent l’impérieux besoin de soulager son âme, elle prend sa plume et accable Guibert. Car elle s’est enfin décidée à renouer la correspondance : un jour, elle a, — machinalement, dit-elle, — ouvert un paquet de la poste ; c’était une brochure de Guibert, l’Éloge de Catinat, accompagnée d’une lettre de l’auteur. Elle lit, et se détermine à répondre, mais de quel ton et avec quel accent ! Les mots de « haine » et de « vengeance » reviennent presque à chaque page, parmi de cruelles invectives ; à moins qu’elle ne joue la froideur, le détachement hautain : « Souffrez-moi le mouvement d’orgueil et de vengeance qui me fait trouver du plaisir à prononcer que je vous pardonne et qu’il n’est plus en votre pouvoir de me faire connaître la crainte. » Ou encore elle étale un écrasant dédain : « Votre mariage, en me faisant connaître votre âme tout entière, a repoussé et fermé la mienne à jamais. Il a été un temps où j’aurais mieux aimé que vous fussiez malheureux que méprisable ; ce temps n’est plus[1]. »

Cette virulence, ces outrages, ces excès, malgré leur injustice, appellent pourtant le blâme bien moins que la pitié, tant on y sent d’atroce souffrance, et tant ce fracas de colère ressemble à un râle d’agonie. Au reste, peu s’en faut qu’il n’en soit réellement ainsi : le 15 juillet, elle est prise d’une crise si terrible, de spasmes si affreux, de si effrayantes convulsions, qu’on croit sa dernière heure venue. Ses mains, ses bras étaient « tordus et retirés ; » des mots entrecoupés s’échappaient de ses lèvres : « Je mourrai… Allez-vous-en ! » D’Alembert, au pied de son lit, pleurait à fendre l’âme : « Que je suis malheureux de ce que M. de Guibert n’est pas ici ! répétait-il avec égarement. C’est le seul qui pourrait adoucir vos maux ! » Ces paroles, assure-t-elle, lui rendirent la raison : « J’ai senti[2]qu’il fallait me calmer pour rendre le repos et la vie à cet excellent homme. Je me suis fait effort, je lui ai dit qu’il s’était joint une attaque de nerfs à mes douleurs habituelles. » Un violent accès de

  1. Lettre du 15 juillet 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Ibidem.