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C’est en se plaçant à ce point de vue qu’on a chance d’apercevoir cette œuvre sous son vrai jour ; et, en même temps, c’est le moyen de répondre à une question que ne peuvent manquer de se poser les historiens des lettres. Car nous sommes, depuis l’époque du romantisme, encore tout pénétrés de cette idée que le poète est, par définition : l’inspiré. D’où lui vient cette inspiration, comment se comporte-t-elle, et obéit-elle à d’autres lois qu’à celle de son caprice ? Il n’en sait rien. L’inconscience fait partie même de son génie. Et tout ce qui tend à éclairer et à régler cette puissance aveugle a pour effet de la diminuer ou de la supprimer. Réflexion, analyse, étude, autant d’ennemis irréconciliables de la poésie. L’esprit critique s’oppose à la faculté créatrice. Le poète, le romancier, le dramaturge doit être maître des événemens qu’il transforme à son gré et interprète à sa guise, et des mots dont il lui appartient de décréter la signification. Mais c’est un fait que notre monde moderne conquis à la science, en garde contre les inspirés et les prophètes, n’a confiance que dans les études minutieuses et lentes et dans la précision du savoir. Faut-il donc en conclure que la poésie doive en être peu à peu bannie, et qu’elle soit à la veille de disparaître ? Les Parnassiens ont été d’avis, au contraire, qu’on doit pouvoir dégager de ces habitudes de l’esprit moderne une poésie. La seule poésie romantique est condamnée à disparaître, mais au profit d’une autre plus conforme à notre esprit, et d’ailleurs d’un intérêt plus général. Or de tous les parnassiens c’est José-Maria de Heredia qui a appliqué la doctrine commune avec le plus de sûreté et d’imperturbable confiance, sans concession, sans mélange et sans défaillance.

Cette doctrine, telle il la formulait dans son discours de réception à l’Académie, en 1894, telle il l’appliquait déjà, près de trente années auparavant, dans ses vers insérés au Parnasse de 1866. Elle consiste avant tout dans une protestation contre le lyrisme personnel. « Ces confessions menteuses ou sincères révoltent en nous une pudeur profonde… La vraie poésie est dans la nature et dans l’humanité éternelles et non dans le cœur de l’homme d’un jour, quelque grand qu’il soit. Elle est essentiellement simple, antique, primitive, et, pour cela, vénérable. Depuis Homère elle n’a rien inventé, hormis quelques images neuves pour peindre ce qui a toujours été. Le poète est d’autant plus vraiment et largement humain, qu’il est plus impersonnel. D’ailleurs le moi, ce moi haïssable est-il plus nécessaire au drame intérieur qu’à la publique tragédie ? Racine est-il moins passionné pour avoir chanté, pleuré ou crié ses passions par la voix suave ou terrible de Bérénice. d’Achille, d’Hermione, de Mithridate et