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très simplement : « Je ne vous dois rien, à vous, me dit-il. Pourquoi me serais-je dérangé, puisque j’avais de la besogne au logis ? Mais je connais le Juif ; je le connais depuis dix ans. Je ne pourrais pas vivre, s’il n’était là. Quand ma récolte est mauvaise, il me prête de l’argent. Quand un de mes enfans meurt, c’est lui qui m’aide à payer les frais d’enterrement. Il comprend la vie. Il nous procure tout ce dont nous avons besoin. Ce n’est pas un méchant homme. Et l’on est bien obligé de faire quelque chose pour lui. » Je n’avais rien à objecter ; je gardai le silence.

— Comment ! s’écria le jeune homme. Je lui aurais dit, moi, que cet usurier juif abusait de sa candeur et le pillait effrontément. — À quoi bon ? reprit l’ingénieur. Êtes-vous sûr qu’un autre aubergiste montrerait plus de scrupules et autant d’obligeance ? — Il serait Roumain comme nous, répliqua le propriétaire. — Je conviens que cela vaudrait infiniment mieux, dit l’ingénieur. Mais de quel droit reprocherais-je au paysan de s’abandonner au Juif, quand je lui donne l’exemple de la même confiance ou du même aveuglement ? Les huit mille Juifs de Piatra, que font-ils, sinon de nous servir et, quelquefois aussi, de nous aider à payer nos frais d’enterrement ? Pouvez-vous affirmer que ce que vous buvez en ce moment n’ait pas été brassé par un Juif ? Que le verre, où vous le buvez, n’ait pas été fabriqué par un Juif ? Que le costume que vous portez n’ait pas été coupé par un Juif, et que cette pièce d’argent, dont vous me permettrez de régler nos consommations, ne soit pas sortie d’une banque juive ? — Alors, s’écria le jeune homme, nous devons nous déclarer vaincus et nous laisser anéantir ? — Prenez modèle sur moi, dit le propriétaire : je n’achète jamais rien chez un Juif. — Dieu sait ce qu’il vous en coûte ! répliqua le médecin. Votre femme et vous, vous êtes toujours par monts et par vaux. — Jeune homme, reprit l’ingénieur dont la barbe grisonnait, si j’avais votre âge, je ne me ferais ni ingénieur, ni avocat, ni conseiller de préfecture, ni chef de bureau, ni journaliste : j’achèterais une épicerie et je ne désespérerais pas de l’avenir. — Vous êtes tous ensorcelés, prononça le vieux petit monsieur.

En rentrant, nous vîmes sur notre chemin une grande maison éclairée a giorno et, par les fenêtres ouvertes, des couples tourner aux sons de la musique.

— Les voilà qui dansent ! s’écria M. Cheresco. Et dire que mon nom doit figurer dans ces quadrilles-là ! Misère ! misère !