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cortège, seuls et sournois, ils allaient se faire brûler, un peu plus haut, dans la brousse, me frôlant presque de leur linceul drapé, — moi qui ne savais pas, moi qui trouvais seulement un peu étranges et inquiétantes ces cuves enveloppées, allant toutes vers le même endroit comme à un rendez-vous. Au cinquième qui passa, le brusque soupçon vint me faire frissonner : j’avais senti une odeur de pourriture humaine. — « Qu’est-ce qu’ils emportent, ces hommes ? » demandai-je à la vieille pauvresse qui versait mon thé. — « Comment ! tu ne sais pas ? » Et elle acheva sa réponse par une plaisanterie macabre, fermant les yeux, ouvrant sa bouche édentée et s’affaissant tout de travers, la tête dans sa main… Oh ! non, j’aurais préféré n’importe quels mots à cette mimique effroyable… Horreur, j’étais à deux pas des bûchers, dans la maison de thé des brûleurs et des croque-morts !

En me sauvant, par le sentier de descente, j’en croisai encore un autre, qui montait à la fête avec son petit. Sa cuve était énorme, à celui-là, et il devait peser lourd, si l’on en jugeait par l’expression angoissée des deux portefaix en sueur ; quant à son petit, un enfant tout jeune sans doute, il s’en allait dans un seau, également enveloppé de linge blanc, que l’un des deux croque-morts s’était pendu à la ceinture. Et, tant le chemin était étroit, il fallut me jeter dans les épines et les fougères pour n’être point frôlé. Quelle figure cela pouvait-il avoir, ce qui était accroupi dans cette cuve, quelle sorte de grimace cela pouvait-il bien faire à Madame la Mort ?…

Ainsi, j’avais habité longuement Nagasaki à plusieurs reprises, sans découvrir où on les brûlait, tous ces cadavres, avant de les promener si allègrement en ville dans leur gentille châsse, avec cortège de fleurs artificielles et de mousmés en robe blanche. Non, ce n’était qu’aujourd’hui, par ce temps brumeux d’hiver, rendant lugubres toutes choses, et à la veille même de m’en aller pour toujours, que je devais tomber par hasard sur le lieu clandestin de cette cuisine…


Mardi, 29 octobre. — Encore un des matins charmans d’ici ; l’avant-dernier, puisque demain, à la première heure, ce sera le départ. Une aube rosée et adorablement confuse, sur les grandes montagnes qui entourent le Redoutable, et sur l’appareillage silencieux des jonques de pêche, aux voiles à peine tendues, glissant toutes vers le large, comme ces bateaux de