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ce court trajet qu’on nomme la vie ; quelle que soit sa durée, on n’a vécu que par les affections qu’on a inspirées ou ressenties… Quant à moi, quel que soit l’avenir, j’aurai toujours fourni une carrière complète, puisque j’aurai su t’aimer et me faire aimer de toi. » Ce pathos sentimental reparaît maintes fois dans la prose épistolaire de Laclos ; et il faut avouer que celui-ci était meilleur écrivain quand il tenait des propos moins édifians. Ce moraliste désenchanté croit au bien et à la vertu. Non seulement il est d’avis qu’il faut faire son devoir, toujours et quand même, mais il estime que c’est encore le meilleur moyen de parvenir. « Tu reconnaîtras avec le temps, dit-il à son fils, que rien n’est plus utile que ce qui est honnête, et qu’en analysant bien une mauvaise action, on y trouve toujours plus de bêtise que de méchanceté. » Non seulement il aime la vertu pour elle-même, mais encore il tient qu’elle est toujours récompensée. « En effet l’homme de bien conserve toute sa sérénité dans le malheur, tandis que le méchant y est sans aucune consolation, tandis même que le méchant qui prospère est déchiré par ses remords. » Ce sont des vérités de morale en action : Chamfort a cédé la place à Berquin.

Ce misanthrope est un optimiste. Il a traversé le drame révolutionnaire, il en a vu de près les acteurs, et il continue d’attendre dans un avenir prochain la réalisation de l’idylle universelle. Les orages de la Révolution ne l’ont, assure-t-il, ni dégoûté de sa théorie, ni ébranlé sur les heureux résultats qu’il en prévoit pour la France, et, à la longue, pour l’humanité entière. Il présage toujours pour demain l’ère de paix et de bonheur ouverte par la Révolution et il tâche de convaincre Mme Laclos qui se montre incrédule : « Sois bien assurée que les esprits bornés qui sont entrés dans l’ornière de la haine de la Révolution, ne redoutent rien tant que l’époque où ils en ressentiront les bienfaits, où tout autour d’eux disposera du bonheur public et même du leur en particulier. » Il est vrai qu’il a pour garant de la félicité du monde le génie de Bonaparte.

Car ce jacobin véhément est un bonapartiste enragé. Ce n’est pas lui qui flétrira du nom de crime l’acte du 18 brumaire : il en fait dater le salut de toute la France. Son admiration est sans bornes pour celui qu’il appelle « son héros, » « notre héros, » le héros « de la France, de l’Europe et du monde entier. » Il tremble en apprenant que Bonaparte a failli être victime d’un attentat, et il s’offre à le défendre au prix de ses jours. Est-il possible qu’on ait failli le perdre ? « Il vaudrait cent fois mieux mourir que d’éprouver un tel malheur. » Bonaparte doit être à jamais « l’amour de tous les Français et le sujet de l’admiration de