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fois de plaisirs momentanés et de durables profits. Avec la nouveauté sans cesse variée de leurs impressions, ces cinq mois avaient prodigieusement formé son goût, mûri sa raison, développé sa science musicale, ravivé et fortifié le besoin profond de création qu’il portait en lui. Dans cette même lettre du 17 octobre où il demandait aux Hagenauer une nouvelle avance d’argent, Léopold Mozart écrivait : « Si Salzbourg s’est jusqu’ici émerveillé de mes enfans, ce sera bien autre chose encore lorsque Dieu nous permettra d’y revenir ! » Et, en effet, trois jours auparavant, le 14 octobre 1763, dans la chambre d’auberge bruxelloise où le père s’inquiétait et se désolait de l’effondrement de ses glorieuses espérances de fortune, l’enfant, entre deux parties de « cheval » sur la canne paternelle, plus gai, plus insouciant, plus « diable » que jamais, s’était mis à écrire sa première sonate pour le clavecin.


III. — LA PREMIÈRE SONATE[1]

Jusqu’à la moitié environ du XVIIIe siècle, le « genre » le plus habituel de la musique de clavecin, — indépendamment des fugues, toccatas, fantaisies, variations, et autres morceaux isolés — avait été la suite. C’était, comme son nom l’indiquait, une « suite » de courtes pièces, le plus souvent en forme de danses, toutes écrites dans un même ton, et parfois toutes dérivées d’un même motif élémentaire. Chaque pays, d’abord, avait eu sa suite propre, qu’il avait remplie de ses danses nationales ; mais bientôt un échange s’était fait d’un pays à l’autre, de telle sorte qu’à Leipzig et à Londres, à Paris et à Naples, l’allemande s’était unie à la gigue, le menuet à la chaconne, la courante à la sarabande. Et dans chaque pays des maîtres s’étaient trouvés, qui avaient donné à ce genre charmant la plus haute somme de beauté dont il était capable : Pasquini et Zipoli en Italie, Sébastien Bach et Jean-Louis Krebs en Allemagne, François Couperin et Rameau en France, en Angleterre le prodigieux

  1. Je prie que l’on veuille bien excuser le caractère un peu trop « technique, » peut-être, des pages suivantes, où j’ai essayé d’exposer la situation générale de la musique de clavecin aux environs de l’année 1763. Cette exposition m’a paru indispensable pour l’intelligence des progrès ultérieurs du petit Mozart : puisque, aussi bien, le véritable « roman » de la vie de tout artiste, — et de celui-là en particulier, — est infiniment moins dans les menus incidens de son existence privée que dans ses projets, ses efforts, et ses luttes d’artiste, dans les phases diverses de l’incessante formation de son style et de ses idées.