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Quiconque a vu, au cours de ses voyages, la stèle immortelle d’Hégéso, les Adieux d’Orphée et d’Eurydice avec Mercure, les chasses ouïes combats de Sidon, le Leonardo Bruni, le Marsuppini, le Sixte IV, le Moïse, la Nuit et le Pensieroso, le Galileo de Galileis, le Prince de Carpi, le Guidarello Guidarelli, les Pleureurs de Dijon, le Marino Socino, le Louis de Brézé ou le Henri II, ne les a jamais oubliés. Et aujourd’hui encore, par une singulière fortune, notre statuaire si empruntée, lorsqu’elle dresse un héros sur un piédestal, vivant, redevient originale et puissante, lorsqu’elle le couche sur une dalle funéraire, mort. Sans même évoquer le Cavaignac de Rude, il suffit, pour le montrer, de rappeler le Lamoricière et le Duc d’Aumale, de M. Paul Dubois, l’Alexandre Dumas fils, et le Félix Faure, de M. de Saint-Marceaux, La Douleur réconfortée par les souvenirs, de M. Bistolfi, le monument de Jean Volders, de M. Van Biesbrœck, et, quand elle serait seule, l’œuvre de M. Bartholomé, l’œuvre capitale de la sculpture contemporaine : le Monument aux Morts.

C’est ensuite la vie des artistes que ces œuvres nous enseignent. Il est des maîtres dont on ne se souvient que parce qu’ils ont sculpté une tombe. L’histoire prononce leur nom, par hasard, dans le tas des valets de chambre ou des maçons employés par le seigneur, pour justifier d’une dépense ou établir un inventaire. Nous saluerons ces artistes qui furent si grands et si inconnus, les Jean de Marville, les Michel Colombe, les Jean de la Huerta, les Claux de Werve, les Le Moiturier… Nous chercherons, en tâtonnant, la trace de leurs mains sur ces pierres qu’aucune main n’a signées. Et nous comprendrons, en touchant du doigt ces monumens qu’ils ont cru élever à d’autres et qu’ils se sont élevés à eux-mêmes, combien l’ambition, le goût de la gloire et l’individualisme exaspéré, qui hantent nos contemporains, sont de moindres excitateurs du génie que le simple désir de faire un « bon ouvrage » et la modeste passion de son métier.

Enfin, le monument que chaque génération élève à la mort traduit, peut-être plus qu’aucune autre chose d’art, son sentiment sur la vie. Sentiment de regret pour la vie qu’elle a vécue, ou d’espérance en une autre meilleure, souvenir de la petite famille qu’elle a laissée sur la terre et qu’elle veut visiter encore, ou bien de la grande famille qu’elle possède déjà outre-tombe et qu’elle rêve de voir, peu importe. Nous créons toujours