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Décidément, je ne ferai jamais la connaissance de ce beau monsieur italien et je vous en crois sur parole, car, si je le connaissais, à la première occasion et sur le premier vers de Boileau ou d’Alfieri qu’on citerait, je ferais une de ces sorties que vous savez et qui laissent tout le monde étonné, moi-même tout le premier. Vous voilà, Madame, bien avertie.

Mais, en femme que vous êtes malgré tout, vous saurez gré à ce beau monsieur italien de cette humeur qu’il nous donne ici. Et nous, si nous n’étions pas un sot, nous n’aurions dit mot de lui, et vous en auriez été pour vos louanges.

Je suis beaucoup plus charmé de vous savoir si bien avec Mme Vinet ; je me suis bien reproché de n’avoir pas donné un signe direct de vie à ce cœur d’or, sensible et tendre, de M. Vinet : je me suis tout dit ; mais il vient une heure où l’enchantement de tout a si fort cessé qu’on se dit un à quoi bon perpétuel. Mon âme ressemble à une de ces nuits désertes et sereines où il gèle de plus en plus depuis le premier froid du soir jusqu’à l’amer frisson de l’aurore. Je me suis resserré de plus en plus et me regarde au dedans immobile et glacé dans une transparence. Hélas !

Et cela est nécessaire ici : on souffre tant à être sensible ; à chaque sortie, on rapporte une blessure : le mot qu’on ai entendu, le journal sur lequel on est tombé, le visage que l’angle de la rue vous garde à l’improviste, — tout enfin. Et, comme il faut être homme pourtant, force est de s’endurcir, d’accepter la ride et de ne la plus quitter. A quarante ans, les uns se font aigris, les autres fades : d’autres tournent au porc, moi je me fais loup. Je dis non, je rôde, et je me maintiens inattaquable dans les grands bois enneigés.

Mais tout ceci ne regarde jamais de votre côté, Madame et chère amie ; chez vous, je me fais berger, c’est l’aspect de mon idylle., Gardez-la-moi toujours de l’âge d’or, et n’y mêlez l’argent que bien tard, et jamais rien au-delà, les deux seuls beaux âges.

Adieu, embrassez pour moi Olivier, s’il vous plaît ; mes amitiés à Lèbre, à M. Ruchet ; aspects à Mlle Sylvie, baisers aux Billou-Billou et à vous, Madame et chère amie, toutes les habitudes du cœur.