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presque inconnu, les institutions philanthropiques plus nombreuses et plus efficaces.

Mais la rémunération des producteurs capitalistes, la part des actionnaires et des patrons y subit une baisse constante. La manufacture dont je parle, la plus importante et l’une des plus prospères dans l’industrie des tapis, a vu depuis treize ans doubler son chiffre d’affaires, tandis que la quantité de marchandises fabriquées devenait huit fois plus grande et que, par conséquent, leur prix baissait des trois quarts. Il y a trente ans, elle réalisait un gain de 350 000 francs avec 1 800 000 francs d’affaires ; aujourd’hui le total annuel de sa vente atteint 8 millions de francs, mais son bénéfice est resté identique, passant de 20 pour 100 à 4 pour 100.

Et quoique j’aie constaté le même résultat partout, dans les branches de spéculation les plus diverses, dans les magasins de nouveautés et d’alimentation comme dans les établissemens de crédit, dans le papier et dans le fer comme dans l’éclairage ou les transports, je crois qu’on ne saurait trop mettre en lumière ce phénomène, parce que rien ne vaut l’ironie de certains « faits » pour dégonfler certaines « harangues. »

En ce pays où il se dit beaucoup de choses folles, il se fait beaucoup de choses sages. Les choses folles sont dites par la France qui se voit ; les choses sages sont faites par la France qui ne se voit pas. Car il y a deux Frances : la publique et la privée ; celle du Parlement et des journaux, qui parle et fait parler d’elle ; celle des laboratoires et des usines, qui semble muette et dont on parle peu. La première est agitée et stérile ; la seconde est ordonnée et féconde. La première sème la discorde et fait battre les citoyens entre eux ; la seconde mène les hommes à l’assaut de la Nature et crée du bonheur à mesure qu’elle invente et applique ses inventions.

Ces deux Frances semblent séparées ; cependant la seconde fait tout le support de la première, et la première ne s’en doute pas. Je n’ai pu m’empêcher de noter ici cette réflexion, oiseuse peut-être et bonne tout au plus à « amuser le tapis. »


VTE G. D’AVENEL.