Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

outrageusement sifflée à Naples ou à Florence. La bataille recommence ainsi dans chaque ancienne capitale, et chaque fois qu’il transporte sa troupe d’un lieu dans un autre, le capocomico se prépare à traverser à nouveau les émotions d’un début. Tels sont les effets de la décentralisation littéraire. Il y a des auteurs qui s’en plaignent. Je ne vois pas, pour ma part, ce que l’art peut y perdre : les diverses contrées d’un pays ont le droit d’avoir des goûts différens, comme elles ont des mœurs différentes ; rien n’est plus abusif que de leur imposer cette tyrannie de la mode qui est l’une des plus arbitraires ; et l’auteur, sachant que le jugement de tel public particulier ne fixe pas sans appel le destin de son œuvre, est moins tenté de la mesurer d’avance aux capacités de ses premiers spectateurs. Dans le cas que nous avons devant nous, par exemple, il est bien évident que M. Verga n’a pas pensé spécialement au public habituel du théâtre Manzoni, qui est un public mondain, « un public, dit le distingué critique du Corriere della Sera, M. Pozza, qui aime jusque sur la scène les riches, les nobles, les heureux, les belles toilettes, les habits noirs et les cravates blanches. » Aussi ne serais-je pas étonné que d’autres spectateurs fissent à la pièce un autre accueil. Le premier acte, surtout, pourrait rencontrer une faveur croissante. À la lecture, il me semble un chef-d’œuvre d’exposition claire, alerte, vivante. Il met rapidement en scène une quinzaine de personnages, dont chacun est dessiné en quelques traits, qui ne prononcent pas une parole inutile, et nous exposent, sans en avoir l’air, une situation assez compliquée, sur laquelle nous sommes parfaitement renseignés quand tombe le rideau.

Nous sommes dans une petite ville de la région minière de la Sicile, — à Caltanisetta, si l’on veut, qui est entourée de soufrières toutes proches, — dans la maison du baron don Raimondo Navarra. Grand salon, avec de vieux meubles, des portraits d’ancêtres, — des restes de splendeurs éteintes. Ce salon, où l’on n’entre qu’en des occasions très rares, s’ouvre pour la soirée de contrat de Nina, la fille aînée. Le baron lui-même, — mi-gentilhomme, mi-paysan, allume les bougies du lustre de Murano. Il est en manches de chemise, mal secondé par son domestique, don Isidoro, noble aussi, comme tout le monde, cela va sans dire, et descendant peut-être des Troyens. Au premier coup de sonnette, il se dépêchera de passer son habit, posé sur le dossier d’un fauteuil. En attendant, il voudrait bien se débarrasser de Luciano, le contremaître de sa mine de soufre, et de Nardo, un de ses ouvriers, qui ont choisi ce moment pour lui apporter leurs réclamations, plus que jamais intempestives. Cette mine représente