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C’est bien ce qui est arrivé. Le premier acte du Retour de Jérusalem annonçait un drame de passion : il est, cet acte, d’une très belle venue ; c’est ce que M. Donnay a jamais donné de plus fort au théâtre. Dès le second acte, nous avons vu avec stupeur le drame tourner brusquement et faire place à une sorte de conférence contradictoire ou de journal parlé. Ce n’était plus un mari, un amant, une maîtresse qui dialoguaient, et on ne peut même dire que ce fût l’auteur qui s’exprimât par leur bouche. Hélas ! ils récitaient des bribes d’articles et des extraits de brochures. Nous reconnaissions à son accent et à sa note particulière chacun des divers « organes de l’opinion. » Et ce colloque de la Libre Parole avec l’Aurore et de l’Intransigeant avec la Petite République, aurait pu nous offrir quelque intérêt, si rien ne nous était plus facile que de nous en régaler, sans avoir besoin pour cela de prendre notre place au Gymnase. C’est le dialogue de théâtre remplacé par l’Argus de la Presse. L’auteur dramatique n’a pas à ramasser ces lieux communs de la polémique quotidienne auxquels nous ne trouvons plus ici qu’un air d’écœurante banalité ; son rôle est de laisser ce débat à l’arrière-plan, et de mettre à la scène non ces controverses elles-mêmes, mais le drame qui peut se produire dans un temps et dans des conditions qui rendent ces controverses possibles.

De même que les événemens doivent être dominés et déterminés par l’atmosphère morale dont on veut nous donner la sensation, de même les personnages doivent être exactement représentatifs d’une catégorie d’individus et de celle-là seulement. Ce Michel, nous dit-on, est un aryen, et cette Judith est une juive : ils symbolisent l’opposition de deux races ; et il n’est rien qui, par là, ne s’explique. Je laisse de côté la question de savoir si la notion de race, dans notre monde moderne, offre ce caractère de précision et entraîne cette espèce de fatalité que lui prête M. Donnay. Contentons-nous de prendre ces personnages pour ce qu’ils sont. Michel Aubier est d’abord un mari coupable quoique fidèle, qui hésite entre deux femmes et voudrait bien faire plaisir à l’une sans faire de peine à l’autre. Puis il se laisse mettre à la porte de chez lui, n’ayant su opposer à la dignité irritée de sa femme qu’une pleutrerie toute masculine. Il gâche plusieurs existences et la sienne, sans d’ailleurs trouver à ce jeu aucune jouissance très vive. Il se résigne, sans qu’on puisse deviner pourquoi, à vivre avec Judith dans l’état de concubinage qui, même dans la société d’aujourd’hui, est assez mal vu. Il exprime, à vrai dire, de nobles sentimens, et son langage est toujours élevé ; mais ses actes