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devait bientôt avoir une influence décisive sur la vie d’Arthur Schopenhauer ; et elle était déjà en relations avec Bertuch, le collaborateur de Wieland au Mercure allemand et l’un des fondateurs de la Gazette littéraire d’Iéna. Elle se fixa définitivement à Weimar dans les derniers jours de septembre. Peut-être eût-elle été moins prompte à quitter Hambourg, si elle avait prévu l’orage qui s’approchait ; car on était à la veille de la bataille d’Iéna. Mais elle était plus au courant de la littérature que de la politique. Au reste, elle n’eut pas à se repentir de son imprudence. Sa maison fut épargnée dans le pillage de la ville. Ensuite elle se fit un devoir d’adoucir chez les autres des souffrances qui lui avaient été épargnées à elle-même ; elle institua à ses frais une ambulance où elle recevait une cinquantaine de blessés. Ils mouraient presque tous entre ses mains, dit-elle, mais ils étaient vite remplacés, car chaque soir en amenait au moins trois cents. Le 19 octobre, elle écrivait à son fils : « En dix jours, on a appris à me connaître ici, mieux qu’en d’autres circonstances, on ne l’aurait fait en dix ans. Goethe m’a dit aujourd’hui que le baptême du feu m’avait faite Weimarienne, et il a bien raison. Il m’a dit aussi que, puisque l’hiver s’annonçait plus tristement que d’habitude, il fallait nous rapprocher, nous alléger réciproquement le poids des mauvais jours. Je fais ce que je peux pour m’entretenir en belle humeur et ne pas me décourager. Tous les soirs je réunis chez moi les personnes que je connais. Je leur offre le thé avec des tartines de beurre, dans la plus stricte acception du mot. Meyer[1] et sa femme, Fernow, parfois Goethe, sont du nombre. D’autres, que je ne connais pas encore, demandent à être introduits. Ainsi tout ce que je souhaitais autrefois se trouve de soi-même, et je ne le dois qu’au bonheur que j’ai eu de garder ma demeure intacte, de pouvoir me montrer telle que j’étais, de conserver toute ma sérénité d’esprit, ayant été la seule parmi des milliers qui n’ait éprouvé aucune perte sensible et qui n’ait eu à déplorer que le malheur public. Cette pensée est très égoïste, je le sais, mais c’est là précisément le côté le plus affligeant de notre détresse, l’égoïsme qui envahit et déprime les meilleurs d’entre nous[2]. »

  1. Jean-Henri Meyer, professeur et plus tard directeur à l’Académie de peinture de Weimar, collaborateur de Schiller dans les Heures et de Gœthe dans les Propylées et dans l’Art et l’Antiquité.
  2. L. Schemann, Schopenhauer Briefe. Leipzig, 1893.