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De vieilles bonzines, aussi, trottinent, chancelantes à notre suite : oh ! les vieilles pattes tremblantes qui se lèvent pour implorer ! les petits cris doux, le vagissant concert qui nous assiègent ! Et toutes les vieilles faces se tournent vers nous, toutes les vieilles bouches édentées, et des yeux aveugles, fermés sur de la nuit intérieure ou qu’une taie blanchâtre a voilés. Courbées, cassées en deux, dans leur draperies sales, exactement de même couleur que le parchemin ratatiné de leur peau, le crâne tondu, elles semblent sculptées dans un ivoire comme ces 'netzukés grotesques où les Japonais savent enfermer un raccourci d’épouvante. Elles en attestent l’effroyable exactitude. C’est la même intensité mongole de déformation physiologique, de grimace dans la souffrance ou l’idiotie, la même laideur hallucinante et pitoyable. — Mais, sur ces physionomies, faut-il juger le bouddhisme birman ? Tout homme fatigué de son métier ou de son ménage peut prendre la robe orange ; quelques-uns, chassés de leurs couvens, ne la gardent que pour mendier. Dans la campagne de Rangoon, j’ai trouvé des monastères peuplés de religieux graves, silencieux, qui ne levaient pas les yeux sur l’étranger. Et ces bonzines, je le découvre à présent, sont des lépreuses. Le blanc étrange, le blanc terne de leur peau est celui de l’horrible maladie. Aux doigts de quelques-unes les phalanges manquent. Des parias, ces lamentables vieilles, ces larves blanchâtres qui se traînent et tâtonnent, des hors-caste, que leur tare condamne à l’infamie, réduites, comme les cagots de notre moyen âge, à vaguer à l’ombre des lieux sacrés, étalant leurs ulcères pour attirer l’aumône et murmurant des patenôtres.

A travers le grand parvis, les petits groupes diaprés errent au pied de l’énorme sonnette d’or, — des jonchées de roses et de tulipes, dirait-on, que le vent léger promène çà et là. Mais, auprès des chapelles principales, surtout devant celles qui s’enfoncent, aux quatre points cardinaux, dans l’épaisseur de la grande pagode, les fleurs vivantes, immobiles, rangées avec ordre, composent de lumineux parterres. Ordre voulu par le rite pour la méditation fervente. Comme le soir, au salut, dans les églises catholiques, il n’y a guère là que des femmes. Comme leurs sœurs d’Europe, celles-ci défendent la tradition, les vieilles croyances, les vieilles coutumes, — la coutume sacrée qu’est la religion, — contre les idées étrangères ou nouvelles. Par elles, le génie historique d’une race cherche à durer. L’invincible instinct