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Voilà à quoi se réduisait cet « horrible » article : une mercuriale d’un vieil écrivain à un jeune et imprudent auteur. Mais les passions étaient encore déchaînées à cette époque ; les idées et les mots subissaient une sorte de grossissement, dont l’historien doit tenir compte. Chateaubriand avait pu, de bonne foi, s’exagérer l’importance de l’article et la malveillance de l’auteur.

L’harmonie semblait régner entre Chateaubriand et Mme de Staël, quand, un mois après, un incident faillit amener la discorde. Mme de Staël voulait bien s’intéresser au futur auteur du Génie du Christianisme ; mais elle ne voulait pas que la chose s’ébruitât. Cette société du Consulat, sortie d’une crise terrible, à peine convalescente, était en proie à la fièvre du soupçon ; les partis s’observaient ; chacun épiait ses propres amis. Mme de Staël avait toujours été suspecte aux républicains : on connaissait son inconstance politique, ses attaches avec tous les partis. Elle ne voulait pas qu’on sût qu’elle protégeait, qu’elle recommandait au ministre de la Police un émigré, ami de Fontanes, un ennemi de la philosophie, un apologiste du christianisme. Elle crut savoir que Chateaubriand montrait ses lettres, s’en faisait gloire ; elle se vit compromise, se plaignit à Mme de Beaumont de cette indélicatesse. Un jour, une lettre enflammée arrive de Coppet, tombe au milieu de la paisible retraite. Mme de Beaumont écrit à Joubert :


« Savigny, août 1801.

«… Tandis que nous menions une vie si douce, que nous formions le projet enchanteur de la continuer et de nous y fixer, on faisait au pauvre solitaire (en projet) de terribles querelles avec un tourbillon de ce monde, je veux parler de Mme de Staël. On l’accusait d’avoir montré ses lettres avec orgueil. C’est à moi qu’elle a porté ses plaintes, douces de paroles et amères de cœur. Elles n’ont assurément aucun fondement, et sa justification est facile. Il n’en eût pas été de même, si quelque bienveillant plus malin l’eût accusé d’avoir perdu les lettres, de les avoir très mal lues ou de ne les avoir pas lues du tout… »


Le trait est joli ; il est d’une femme qui connaissait bien Mme de Staël. Chateaubriand prit la chose un peu plus au tragique, écrivit « une longue lettre » qui ne nous a pas été conservée et à